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instruits, ils quittaient tout, quelques empêchements qu’ils eussent, et en quelque temps que ce fût. Troisièment, on m’apportait les tambours et autres instruments superstitieux dont les jongleurs, qui font métier de sortilège, se servent dans le recours qu’ils ont aux démons qu’ils invoquent. Quatrièmement, le jour ne suffisant pas, ils me venaient querir la nuit, pour être instruits dans leurs cabanes, où j’étais écouté comme un ange du ciel. Cinquièmement, les plus anciens exhortaient la jeunesse d’écouter attentivement et de bien retenir mes instructions, afin d’apprendre d’eux avec plus de loisir ce qu’ils auraient appris de moi ; la ferveur était générale. Quoique plusieurs demandassent le baptême, l’espace de dix jours que je demeurai là, je ne jugeai pas à propos de le conférer si tôt, si ce n’est aux vieilles gens, pour qui je craignais une mort plus prochaine.

« La famine contraignit cette assemblée de se dissiper. Ils me conjurèrent de retourner dans un an avec des affections si tendres, que mon cœur en était tout consolé. Le zèle de convertir les âmes est comme naturel à ces bons peuples Attikamègues : les maris gagnent leurs femmes à Dieu, et les femmes attirent leurs maris ; les parents instruisent les enfants, et les enfants gagnent leur père et mère ; en un mot ce pays est un bon terroir où la semence de la foi rend son fruit au centuple.

« Nous retournâmes par un chemin tout autre que celui que nous avions tenu en allant, nous passâmes par des torrents quasi continuels, par des précipices et par des lieux pleins d’horreur en toute façon. En moins de cinq jours nous fîmes plus de trente-cinq portages, et quelques-uns d’une lieue et demie : c’est-à-dire qu’il faut alors porter sur ses épaules son canot et tout son bagage, et cela avec si peu de vivres, que nous étions dans une faim continuelle, quasi sans force et sans vigueur ; mais Dieu est bon, et ce nous est trop de faveur de consumer nos vies et nos jours à son saint service. Au reste les fatigues et les peines qui m’eussent fait peur au seul récit, ne m’ont endommagé la