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Ces veillées restent pour moi légendaires. Les promenades de long en large de M. de Marsac, ses péroraisons méridionales avec son terrible accent du Sud-Ouest, pendant que les femmes et moi tirions des points à nos tapisseries. M. de Voisin ouvrait un œil pour dire un mot de sa bataille de Wagram et le curé ne disant rien.

D’ailleurs, les questions politiques, religieuses ou autres étaient peu approfondies à Marsac. Les enfants avaient été singulièrement élevés. N’admettant pas une supériorité autour d’elle, Mme de Marsac[1] retira ses fils d’une institution de Toulouse où ils auraient été élevés selon leur rang. S’apercevant qu’ils étaient intelligents et deviendraient ses égaux elle les laissa à la campagne où ils menaient un peu la vie des paysans peu cultivés. On sentait en eux la race. Ils étaient grands, fort bien tournés, mais l’écorce était rude, l’éducation de notre monde manquait. Ce n’était pas gentilshommes-campagnards qu’on pouvait les appeler, mais plutôt gentilshommes-paysans.


Nous étions mal renseignés sur les événements de la guerre. Les journaux qu’on recevait de la région méridionale se contredisaient souvent et étaient mal renseignés.

Pendant ce terrible hiver je ne reçus que trois lettres d’Henry. De mes parents j’avais plus de nouvelles. Dijon était moins avancé dans les lignes prussiennes. On se battait aussi autour de Dijon (témoin la bataille de Nuits[2]), mais à intervalles inégaux, j[e n]’avais donc plus de chance de recevoir des lettres.

Un soir, sur la table du salon, un journal était devant moi. Je lisais machinalement le récit d’un combat et m’aperçus qu’il avait eu lieu près de Langres. Je lus au bas de l’entre-filet que le commandant du régiment de la Haute-Marne avait été tué ! Je ne fis pas un mouvement, mais cherchai à me rendre compte de cet article mal interprété ou tronqué. La traduction semblait indiquer qu’il était question du chef et il y avait quatre commandants dans le régiment. Je fus triste et sombre le restant de la soirée, sans mot dire.

À mon coucher, la bonne tante Félicité, qui venait toujours me dorloter, me demanda pourquoi j’avais l’air si malheureux. Je lui contai l’article de la feuille de chou du cru. Elle fut navrée, mais surtout ce qui la désolait c’était

  1. Née Françoise Bénédicte Sainte Croix La Croix, la mère de Louis de Marsac.
  2. Nuits-Saint-Georges où se déroula le 18 décembre 1870 la seconde Bataille de Dijon.