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ter ces malles oubliées à Chagny.

Elles furent rendues et le soir nous étions à Moulin.

Il fallait changer de voie et prendre d’autres billets. Je plaçai les deux femmes dans un coin, les bébés étant protégés par les murs et me lançai dans la mêlée à l’assaut du guichet. Il fallait jouer des coudes, je n’avançais pas : quand un vieux galonné cria aux autres : « Laissez donc passer la petite demoiselle, elle voudrait son billet ». Grâce à lui, la petite demoiselle, qui ne l’était plus, fut servie et revenant prendre ses bébés, on les hissa dans des wagons de troupiers. Il n’y avait qu’eux, 1e 2e 3e classes, tout était semblable. Toute la nuit nous roulâmes, mais, dans la matinée du lendemain, je longeais les lumineuses plaines de la Garonne, éclairées d’un joli soleil. À Castelsarrasin, je trouvai une voiture et trois heures après, j’apercevais sur sa montagne élevée le château de Marsac, vieille citadelle grise, un nid d’aigles…



Des fenêtres, on avait vu une voiture. On se demandait : Qui passe là ? une voiture ? des malles ? des gens fuyant les Prussiens ?

Mais quand le véhicule tourna, prenant la montée du château, l’intérêt redoubla… Il n’y a pas tous les jours pareille distraction à Marsac ; aussi tout le monde était rassemblé à la porte, sur le perron, pour voir le phénomène qui, sans doute, allait sortir de l’équipage mystérieux.

J’avais pu à travers le luxe brésilien de mon premier voyage, étudier le caractère méridional[1], aussi je cherchai à me mettre au diapason. Alors, devant cette famille qui m’était à peu près inconnue, je bondis de la voiture et criait bien haut : « Bonjour cousin[2], voulez-vous de moi ? » (J’avais bien écrit, mais la lettre arriva huit jours après moi. Je n’en avais mis que trois pour faire le voyage.) J’eus un succès bœuf ; vingt bras se tendirent, me portèrent plutôt… « Eh, c’est la femme d’Henry. Elle a vu les Prussiens… Eh ! c’est les petits d’Henry. Oh ! les pôvres, comme ils sont noirs ». De fait les robes de piqué blanc en partant de Dijon avaient singulièrement changé de couleur dans les trois jours de voyage. On m’installa

  1. La vicomtesse de Malartic fait allusion à son séjour au château de Castelnau d’Estrétefonds, à 20 km au nord de Toulouse, chez ses cousins de Cambolas En fait, encore les cousins de son mari, la famille d’Hippolyte de Cambolas. Les parents d’Hippolyte : Alexandre de Cambolas (1783-1858) et Eugénie de Vignes de Puylaroque (1794-<1854) et les grands-parents maternels d’Henri de Maurès de Malartic : Philippe de Vignes de Puylaroque (1793-1853) et Élisabeth de Cambolas (1789-1852) étaient frères et sœurs. Les Maurès de Malartic, jeunes mariés, s’y rendirent pour la réception somptueuse donnée dans le château, après le mariage d’Hippolyte de Cambolas avec Francisca de Souza de Resende, une brésilienne de haute noblesse le 15 juin 1865 à Paris (8e), donc probablement vers le 17 juin 1868, alors que la vicomtesse, jeune mariée, attendait son premier enfant, né le 24 juillet. (voir : « Les châtelains de Castelnau d’Estrétefonds au XIXe siècle », par le marquis de Cambolas, dans « Archistra » septembre 1983.)
  2. Louis de Reversat de Marsac (1837-1870), à 33ans, reçoit la vicomtesse ; son père, Victor de Marsac, est décédé au printemps, le 22 avril, à 85 ans. Sa grand-mère paternelle est Françoise de Vignes de Puylaroque (1750-1830), sœur de l’arrière-grand-père (François Régis de Vignes de Puylaroque) du mari de la vicomtesse.