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Des jours, des semaines passèrent puis on décréta qu’il fallait se faire vacciner. J’avais observé par ce temps d’épidémie, que les personnes se faisant vacciner étaient atteintes de la maladie quinze jours après. On disait à cela qu’elle était plus bénigne et que l’on risquait moins d’y rester. Mais en supprimant le vaccin on pouvait y échapper. D’autre part, je m’étais laissé raconter qu’une femme dans ma position (je portais le petit Robert[1]) ne prenait pas de maladies. Je ne sais si cela est vrai ; mais comme j’avais une superbe santé, je n’avais nulle envie de m’inoculer quoique ce soit. Je restai donc bien ignorée ce jour là, dans un coin du salon, observant cette pléiade humaine présentant ses bras à l’opérateur (le médecin de campagne qui, par ignorance, avait laissé mourir ce pauvre Marsac). Il y en avait de jolis (des bras) et de laids. Mes deux femmes se laissaient vacciner ; puis arrivaient les domestiques, les métayers tenant leurs petites filles par la main. C’était amusant cette randonnée, chacun s’empressant pour prendre son tour comme à une distribution de prix.

Une voix clame dans le tourbillon : « Et Marie Thérèse, où est-elle ? ». Moi : « Elle est ici, mais comme j’ai été vaccinée à ma naissance je trouve que cela suffit et je m’abstiens ». Cela est de l’enfantillage. On m’entoure. Emmanuel[2], frère de ce pauvre Marsac (il était venu pour la circonstance), me saisit par le bras. Je me dégage vivement, indignée. « Si vous vous mettez quinze pour me déshabiller, évidemment, vous serez les plus forts, mais je vous déclare que le premier qui me touche, je saute par cette fenêtre ». La chute n’aurait pas été mince, le château étant à cent-cinquante pieds du sol.

Le vide se fit aussitôt autour de moi et je retournai m’asseoir dans mon petit coin obscur ; mais le soir ils disaient entre eux, ces bons cousins : « Elle en a un de ces caractères, la femme d’Henry. Eh ! le pôvre, il ne doit pas en mener large avec elle ». Le brave Marsac n’était plus là pour clamer que j’étais rudement gentille !

  1. Il naîtra le 15 juin à Dijon.
  2. Emmanuel Marie Joseph de Reversat de Marsac (1842-1890), Juge de paix à Lavit, demeurant au château de Poupas.