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sans lui faire de mal ; peu après il se prit dans le rideau et se mit à bourdonner si fort qu’on aurait dit un tambour. On accourt. On ne trouve rien. Il n’avait pu sortir par la fenêtre car nous avions observé attentivement. Alors tout le monde eut un soupçon de ce qui devait arriver, mais sans imaginer une fin si cruelle[1].

L’année où il mourut, je lui avais offert une robe de soie neuve comme en portent les médecins. C’était encore un dimanche. Il alla à la Porta Tosa où se trouvait un boucher devant la porte duquel étaient couchés des porcs : l’un de ceux-ci se leva de la boue, bouscula, salit et fit chanceler mon fils, malgré les efforts de son valet, du boucher et des voisins qui essayaient de chasser l’animal à coups de bâton, si bien que la chose paraissait prodigieuse. Fatigué enfin, le porc laissa aller mon fils qui fuyait, et qui revint vers moi, triste à mourir. Il me raconta tout et me demanda ce que cela lui présageait. Je lui répondis de prendre garde que, s’il menait une vie digne d’un porc, il ne dût subir une fin semblable à la leur. C’était d’ailleurs, sauf pour le jeu et les plaisirs de la bouche, un excellent jeune homme de vie irréprochable.

En février (169) de l’année suivante, j’habitais et j’enseignais à Pavie, quand, regardant par hasard mes mains, je vis à la racine de l’annulaire de la main droite l’image d’une épée couleur de sang. J’en fus épouvanté aussitôt. Que dirai-je de plus ? Le soir arrive un courrier, portant des lettres de mon gendre qui m’informe que mon fils a été arrêté, que je dois venir à Milan. J’y vais le jour suivant. Pendant cinquante-trois jours cette marque s’allonge et monte ; le dernier jour elle avait déjà atteint la pointe du doigt et était rouge vif comme du sang. Sans pouvoir pressentir ce qui allait suivre, j’étais épouvanté et hors de moi, je ne savais que faire, que dire, que penser. Au milieu de la nuit mon fils tombait sous la hache du bourreau. Le matin la marque était presque effacée, le jour suivant elle avait disparu. Une vingtaine de jours avant, pendant qu’il était en prison, je travaillais dans ma bibliothèque. J’entendis la voix de quelqu’un qui se confessait, d’autres qui s’apitoyaient, puis qui se taisaient bientôt après. Alors il me sembla qu’on m’ouvrait le cœur, qu’on le déchirait, qu’on l’arrachait de ma poitrine. Dans un transport de frénésie je sors dans la cour, où étaient des membres de la famille Pallavicini, les propriétaires de la maison, et je m’écrie, sans ignorer le tort que je pouvais faire à la cause (170) de mon fils, s’il n’avait pas avoué son crime

  1. La version donnée dans De libris propriis, loc. cit., offre quelques différences dans les détails.