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XXXII

HONNEURS QUE J’AI REÇUS

Je n’ai jamais désiré ni recherché les honneurs, je ne les ai jamais aimés, en homme qui comprenait tout le mal qu’ils apportent dans la vie humaine. La colère est un grand mal mais passager, les inconvénients des honneurs sont durables. L’amour des honneurs épuise nos ressources : à cause de lui nous évitons les travaux et les autres occasions de gain, nous nous habillons avec recherche, nous offrons des repas et nous entretenons de nombreux domestiques. Il nous pousse à la mort, de tant de façons que je n’en ai pas le nombre présent à l’esprit : duels, guerres, rixes, mauvaises querelles, service des princes, festins importuns, commerce avec sa femme ou avec une courtisane. Nous parcourons les mers, nous affirmons qu’il est honorable de combattre pour la patrie. Il était commun chez les Brutus de se dévouer dans le combat ; Scaevola se brûla (135) la main droite ; Fabricius repoussa l’or qu’on lui offrait : ceci était peut-être d’un sage, les autres traits étaient de sots ou plutôt de fous.

Il n’y a pas de raison pour exalter la patrie. Qu’est-ce que la patrie (je veux surtout parler pour les Romains, les Carthaginois, les Lacédémoniens, les Athéniens, chez qui, sous prétexte de patriotisme, les méchants voulaient dominer les bons, les riches dominer les misérables) sinon une ligue de petits tyrans pour opprimer les faibles, les timides, qui sont le plus souvent inoffensifs. Ô perversité des mortels ! Croit-on qu’il y ait des gens prodigues de leur vie jusqu’à s’exposer à la mort pour leur patrie, par amour de la gloire ? Mais des rustres, des pauvres réfléchissaient ainsi : « Qu’y a-t-il de plus misérable que moi ? Si je survis, on me comptera parmi les premiers de la cité et, à la manière de celui-ci ou de celui-là, je me rendrai maître des biens d’autrui comme les autres font maintenant des miens. Si je meurs, mes descendants quitteront la charrue pour le char et le luxe. »