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s’avancer vers moi d’assez loin un très gros chien. C’était le jour (115) de la Sainte-Croix[1], un jour d’avril fort gai. Les deux côtés du chemin étaient garnis de haies de verdure et d’arbres. Je me disais : Que peuvent avoir les chiens contre moi hier et aujourd’hui ? J’ai évité une crainte vaine, mais qui sait si celui-ci n’est pas vraiment enragé ? Pendant ces réflexions, le chien s’était déjà approché droit vers la tête de ma mule, et je ne savais quel parti prendre. À peine à portée, il sauta pour m’atteindre. La mule que je montais était petite, ce fut ce qui me sauva. Je fis aussitôt le geste que je venais de calculer et je baissai la tête sur l’encolure de ma bête. Le chien passa au-dessus de moi, en faisant claquer ses dents, sans me blesser ni même me toucher, ce qu’on peut compter comme un miracle. Si je ne l’avais pas raconté assez souvent et en divers endroits de mes écrits, je croirais à un rêve ou à une hallucination. En outre, en regardant derrière moi pour voir s’il revenait m’attaquer, j’interrogeai mon valet qui me suivait sur la gauche près de la haie : « Dis-moi, je te prie (le chien s’était déjà éloigné, emporté par son élan), as-tu vu ce qu’a fait ce chien ? t’a-t-il (116) tracassé ? — Point, dit-il, mais j’ai bien vu ce qu’il vous a fait. — Dis-le moi, je te prie, demandai-je encore. — Il a bondi droit sur votre tête, mais comme vous vous êtes courbé, il est passé par dessus sans vous blesser ». Certes, pensai-je, ce ne fut pas une hallucination, mais la chose pourrait paraître incroyable à tout le monde.

Au total, je me suis trouvé quatre fois dans un danger extrême, c’est-à-dire tel que, si je n’y avais pas pourvu, c’était fait de ma vie. Ce fut la noyade d’abord, puis la morsure d’un chien enragé, en troisième lieu la chute des décombres qui fut moins grave, puisque je m’étais éloigné avant qu’elle commençât, et la rixe dans la maison du noble vénitien.

En nombre égal sont les plus grands dommages et les pires embarras que j’ai éprouvés : le premier fut mon impuissance, le second la mort cruelle de mon fils, le troisième la prison, le quatrième la méchanceté de mon second fils. C’est ainsi, en ordre, qu’il faut examiner ma vie. Je ne compte pas la stérilité de ma fille, mon long conflit avec le Collège, tant d’hostiles et d’iniques persécutions, ma mauvaise constitution physique, ma faiblesse continuelle, et l’absence d’un parent qui eût des connaissances et de l’honnêteté ; s’il ne m’avait pas manqué, il m’aurait soulagé d’un grand poids et m’aurait débarrassé de la plupart des petits ennuis.

  1. L’adoration de la Sainte-Croix, fixée au 6e vendredi du Carême et qui tombait cette année-là le 16 avril (Pâques le 25 avril).