Page:Carco - Au vent crispé du matin.djvu/24

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Le Souvenir

à André Warnod

Si Pellerin m’appelle Jean-Jacques Rousseau-Moulin Rouge, on m’a donné d’autres surnoms et je réponds à tous. Ils forment mes souvenirs. Ils marquent non seulement ma jeunesse, mais celle de toute une poignée d’amis. C’est au Quartier, dans les bars des Halles, à Montmartre, sur le Boulevard, la façon qu’a l’un de boire et de rire, l’humeur d’un second, ses gestes, les emballements d’un troisième et la fumée des pipes. Je les retrouve avec leurs manies. Je n’ai pas envie d’être rosse avec eux. Pourtant, comme je déteste aujourd’hui ce passé de tourment et d’amour. Sous la pluie glacée du petit jour, un Paris de brume, timide et frileux, me poursuit. Ah ! que cette brume est charmante, qu’elle me pénètre, qu’elle me touche et m’afflige ! Je voudrais en respirer encore l’humidité malsaine… Rendez-moi, dans la buée trop froide du matin, le Montmartre du Lapin agile, d’Adèle et des petits comptoirs. J’ai tant de moi-même là-bas… Je ne puis plus m’en séparer.

Nous vieillirons. On détruira ces jardins étagés sur la butte, les coins aimables, les bistros et la tonnelle où j’ai,

— 19 —