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comme les avaient échelonnés les différences des allures, avec des éloges spéciaux pour chacun. Ceux en tête, elle les proclamait d’heureux jean-foutre, dont la besogne avait été rendue facile par la douceur de la terre, bien aise que les charrues la débarrassent de la pouillerie des végétations parasites. Et, quant aux traînards, elle ne les prisait pas moins. Si leur marche s’attardait ainsi, c’était qu’ils enfonçaient le fer davantage : ambitieux d’émouvoir le sol jusques en ses entrailles.

Un moment, une entreprise gigantesque la sollicita. Il s’agissait d’épierrer l’Asot, et, par conséquence, de doubler le domaine. Rayons à rayons, elle prévoyait ses vignes envahissant la pente, comme essayant l’escalade du ciel. Mais, elle dut, et sut, renoncer à cette grandiose tentative, après que des sondages eurent révélé la montagne trop profondément lapideuse.

Un petit-fils naquit, qu’elle baptisait Jacques, comme le grand aïeul. Celui-là, s’il avait la face longue et le nez fort, ce ne serait pas un vigneron de parade, n’ayant qu’à percevoir des revenus. Mais, afin d’amplifier les destins de la race, on le jetterait dans le tumulte exaltant de Paris, avec mission d’y devenir — l’analogue de Barthozouls le maire en son village — tout simplement le premier.

Sa générosité, déjà excessive, s’accrut dès lors par théorie. Elle prêtait sans intérêts aux jeunes ménages ; donnait du travail en toute saison ; payait les journées cinq sous plus haut que le cours. Ne fallait-il pas que Jacques ne respirât que dans du bonheur ? puisque le bonheur est la seule ambiance propice à la force, à la vertu, à la bonté, à toutes les nobles ambitions, à tous les radieux génies.

Et les moindres êtres comme les pires éveillèrent sa bienveillance : les mendiants méprisables, les infirmes répulsifs, jusqu’à ceux de ses proches, dont elle n’avait jamais fait cas : ainsi, Germaine, qu’elle observait, prête à la soutenir si venaient l’éplorer les désordres de Paul ; ainsi, Jean-Pierre, dont, parmi les effacements, elle devina le marasme.

Les triomphes de la race avaient été autant d’humiliations pour le pauvre homme, précipitaient sa décrépitude. Sa fille, du jour où elle était revenue de pension, des panaches sur la tête, sous le dais d’une ombrelle, n’avait plus été sienne ; et, lorsqu’elle accourait vers ses embrassades, il portait la main au feutre, devait réfléchir pour ne la pas saluer, respectueux. Lors du mariage, une mésaventure plus navrante l’avait atteint : Marianne l’ayant chargé, par souci qu’il se reposât, de la surveillance des travaux. Il n’avait osé discuter cet ordre ; et, depuis, regrettant les sillons monotones et rares comme ses pensées, critiquait, jaloux et mélancolique, les labours de la valetaille. Puis, jusqu’à son Gaillard que déchéait la fortune nouvelle ! car les mules, sottes, lentes et laides, avaient été remplacées par des chevaux d’élite, qui, tous,