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Mirabeaux qui n’ont pas de 89 les préparent : vois Diderot, ou les achèvent : vois Danton.

— Ah çà ! tu ne vas pas nous la faire au tribun, hein ?

— Népaul et Sarguez qui lui soufflent ça, dit tout bas Tatave.

— Pas de danger, répondit Tralala, dans un temps où, pour être tribun, il faut être avocat.

— À ce propos, hasarda l’oncle, pourquoi ne vous faites-vous pas avocat ?

— Parce qu’il n’y a pas d’aréopage où l’on puisse étaler la vérité nue comme Phryné.

— Et pourquoi ne faites-vous pas de l’art ? insinua Sartignac.

— Que préférez-vous du liebig ou du bouillon de viande ?

— Le bouillon de viande, naturellement.

— Moi aussi. Et c’est pourquoi je préfère la vie à l’art. L’art, c’est l’effort d’un homme pour être grand et surtout pour le paraître, le labour qui fera lever les moissons de la gloire ; c’est le collectionnement de ces papillons de l’esprit que sont les rêves ; c’est le génie mis à la caisse d’épargne ; c’est la tirelire où l’on laisse tomber les pensées comme des sous ; c’est la cuvaison des idées pour en faire du style : au bout du compte, le reportage de la postérité. Et, certainement, c’est très joli, tout ça, quand on est laid, ou pauvre, ou malheureux, ou simplement vaniteux ; quand on peut rester chez soi, regarder en soi, prendre des notes, couver des années un chef-d’œuvre. Mais quand on aime à vivre, quand on a la bourse pleine, le torse élégant, le coffre fort, quand on se fiche un peu de l’admiration des imbéciles, quand on prise trop son temps pour s’occuper de la postérité ; enfin, quoi ! quand on n’est pas organisé pour ça… Pourquoi je ne fais pas de l’art ? parce que je ne puis pas, parbleu ! Qui peut veut[1].



À cinq heures du matin, Tralala, pareil à un pur-sang forcé de galoper longtemps après le poteau dépassé, pérorait encore, assis par terre, un verre à la main, devant quelques pochards avachis et quelques filles bâillantes.

— Eh bien, quoi ! la morale, gueulait-il. Laquelle, d’abord ? Car il n’y en a pas qu’une ; pas que deux, ainsi qu’à la grande stupéfaction des bourgeois l’a dit M. Nisard ; pas que cent ; pas que mille ; il y en a autant que d’êtres, de moments et de circonstances. Prendre un vermouth est moral avant dîner, immoral après ; moral pour qui l’aime, immoral pour qui ne l’aime pas ; moral pour qui, ne l’aimant pas, doit y trouver un plaisir supérieur en intensité à son dégoût momentané : un surcroît d’appétit, par exemple ; immoral pour qui, l’aimant, doit en éprouver un dégoût comparativement plus fort que le plaisir d’absorption : des vomissements, si vous voulez. Il est moral pour un homme

  1. Chapitre LXIII.