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personnes et les livrent au Transport-Board qui leur paye encore une prime de cinq livres sterling par tête ! Ces smugglers, dont la classe est fort nombreuse, car ils courent peu de dangers, réalisent de très beaux bénéfices. Ce qui peut arriver encore de moins malheureux à un Français qui veut s’évader, c’est de tomber entre leurs mains.

Je restai un moment atterré et abattu, mais reprenant bientôt courage :

— Mon cher monsieur, dis-je au bon Smith, j’avoue que les détails que vous venez de me donner, en supposant toutefois qu’ils soient exacts, sont assez faits pour décourager quelqu’un, cependant je persiste plus que jamais dans mon projet.

— Vous persistez dans votre projet ? Êtes-vous devenu fou ?…

— Seulement, continuai-je, je modifierai ce projet de façon à ne pas m’engager dans mon entreprise sans chance de succès…

— Que ferez-vous ? J’avoue que je ne le devine pas le moins du monde.

— Mon idée est pourtant bien simple : je m’adjoindrai deux ou trois compagnons de fuite.

— C’est-à-dire que vous serez trois victimes ?

— Nullement, nous sommes trois hommes déterminés à tout, bien armés, et ayant l’œil ouvert. Or, vous m’accorderez qu’ayant pour nous la force et la prudence il nous sera possible d’utiliser le bon bateau des smugglers…

— Oui, vous avez raison. Je conviens que comme cela vous arriverez peut-être à un bon résultat. Seulement une chose m’embarrasse : comment ferez-vous pour vous procurer, sans sortir de votre chambre, deux compagnons d’aventure ? Avec cela que la ville de Portsmouth ne regorge pas précisément d’évadés !

— Hélas ! j’avoue que cela me paraît difficile. Mais j’ai des amis dans divers cautionnements, je leur écrirai à ce sujet.

— C’est égal, ce sera toujours difficile, pour ne pas dire impossible ; mais n’importe, ajouta M. Smith d’un air déterminé, ne vous découragez pas encore ! Pendant que vous travaillerez à vos tableaux et à votre correspondance, je m’occuperai, moi, de vous chercher vos hommes, soit comme contrebandiers, soit comme compagnons de fuite. Cela me demandera peut-être du temps. N’importe, j’ai jusqu’ici toujours réussi quand j’ai bien fermement voulu une chose, et que je n’ai pas reculé devant la peine ou la fatigue ! Cette fois, je veux, et vous verrez, prenez bon courage… Je réussirai.

Jusqu’au mois d’avril de l’année 1813, c’est-à-dire pendant près d’un an, je restai caché chez Smith sans qu’aucun événement vînt rompre la monotonie de cette existence uniforme. J’avais un excellent ordinaire, un appartement confortable, rien, en un mot, de ce qui constitue le bonheur de la vie matérielle ne me manquait, et cependant j’étais presque aussi malheureux, plus encore peut-être que sur les pontons.

Entendre le bruit de la rue, voir à travers un coin de mon rideau discrètement soulevé tout ce monde libre et affairé qui sillonnait sans cesse la voie publique me rendait intolérable ma réclusion volontaire. À peine pendant cette année eus-je le courage de sortir deux ou trois fois en voiture. Le travail, et un travail acharné, apportait seul un peu de soulagement à mon esprit : tant qu’il faisait jour je ne quittais jamais mon chevalet.

M. Smith était toujours excellent pour moi ; mais comme la souffrance rend injuste, j’en étais venu à me figurer que mon esclavage lui étant profitable, non seulement il ne faisait rien pour y mettre un terme, mais qu’au contraire il agissait en sous-main de façon à le prolonger le plus longtemps possible. Sarah, la vieille Écossaise qui m’avait avoué dès le premier moment avec tant de franchise l’aversion qu’elle éprouvait pour les Français, avait fini, en présence de ma douceur et de ma captivité, par me prendre en grande amitié, et elle se montrait pleine de zèle et d’attention pour moi : c’était réellement une excellente femme.

Au commencement du printemps de 1813, j’en étais arrivé à un tel état de découragement que je commençai à négliger ma peinture ; bientôt mon manque absolu d’appétit et de sommeil me causa une assez forte indisposition qui me força de garder le lit pendant quelques jours.

— Voyons, mon cher ami, ne vous laissez pas abattre ainsi, me disait chaque soir avant de s’éloigner le bon Smith, croyez que je m’occupe de vous, que je ne négligerai aucun moyen pour vous faire revoir la France…

— Le moyen, lui répondais-je, vous le savez… c’est de me trouver des compagnons de fortune…

— Avec cela que c’est chose aisée, n’est-ce pas, que de déterrer dans une grande ville comme Portsmouth, en supposant toutefois qu’il s’en trouve, des Français évadés des pontons et qui se cachent… Je ne suis pas de la police, moi !

— Cependant vous vous êtes vanté à moi que vous réussissez toujours dans tout ce que vous voulez entreprendre. Or voilà une année entière que j’attends.

— Ma foi, me répondit-il un jour, je crois qu’il m’est venu une bonne idée… Je m’en vais prier mon ouvrier doreur de m’aboucher avec son cousin le contrebandier.

— À quoi bon, puisque d’après vous il n’y a rien à faire avec ces misérables-là ?…

— Votre réponse me prouve, me répondit-il, qu’il n’y a rien d’étonnant à ce que je n’aie pas eu plus tôt la pensée du projet qui me vient aujourd’hui, puisque vous-même ne le comprenez pas encore. Écoutez-moi et ayez un peu de patience, je serai bref. Mon opinion sur la moralité des contrebandiers n’a pu changer, et je crois toujours que se confier à eux serait commettre une folie insigne ; mais cela n’empêche pas que l’on puisse tirer parti de ces misérables, comme vous les appelez avec tant de raison. Eux seuls sont à même de m’apprendre, d’abord s’il y a des Français évadés cachés à Portsmouth, ensuite où se trouvent ces Français.

— Ah ! mon cher Smith, m’écriai-je reconnaissance les mains de mon hôte, idée vous avez là ! Oui, informez-vous auprès de ces contrebandiers.

— Et pour ne pas éveiller leurs soupçons, continua M. Smith, je leur dirai que je connais un Français qui, n’étant pas assez riche pour fréter à lui seul un bateau, désirerait se joindre à quelques compatriotes dont l’intention serait de passer en France.

— Parfait ! c’est on ne peut mieux combiné.

En effet, huit jours plus tard, Smith vint m’annoncer, d’un air moitié lugubre, moitié triomphant, qu’il avait réussi à obtenir des contrebandiers l’adresse de trois Français récemment évadés qui se préparaient à passer la Manche. Que l’on juge de la joie que me causa cette nouvelle !

Ne pouvant plus longtemps résister à mon impatience, je résolus, malgré le danger que présentait pour moi cette démarche, d’aller sans perdre de temps m’aboucher avec mes compagnons de fortune ; la nuit venue, je fis venir une voiture et je me rendis auprès d’eux.

Prévenus de mon arrivée, ils me reçurent comme si j’eusse été un de leurs amis, et nous nous mîmes sans plus tarder à parler de la grave affaire qui nous préoccupait. Ils me dirent qu’ils avaient la plus grande confiance dans les contrebandiers qui s’étaient chargés de mener à bonne fin notre entreprise, et que la seule chose qui les retenait encore à Portsmouth était le manque d’argent dans lequel ils se trouvaient, mais qu’ils comptaient recevoir des capitaux de France d’ici à quelques jours, et qu’aussitôt leurs fonds arrivés ils prendraient la mer.

— Si c’est seulement là l’obstacle qui s’oppose à votre fuite, je puis facilement le lever, mes chers camarades, leur répondis-je ; je possède beaucoup plus d’argent qu’il n’en est besoin pour satisfaire les exigences des contrebandiers. Mais là n’est pas pour moi la question. Le point délicat de notre entreprise est la moralité plus que douteuse, du moins pour moi, de ces contrebandiers que vous me semblez juger trop favorablement. Voici ce que je sais sur leur compte.

Je fis part alors à mes nouveaux amis des renseignements que le capitaine de la marine marchande avait donnés à Smith, et que ce dernier, le lecteur doit s’en souvenir, s’était empressé de me répéter.

— Après tout, messieurs, continuai-je, que nous importe que ces hommes soient des traîtres ou des assassins, à présent que nous sommes prévenus et sur nos gardes !… Ayons chacun une bonne paire de pistolets et je réponds du succès de notre entreprise…

— Vous chargez-vous de nous procurer ces armes ? me demanda un des Français.

— Rien ne m’est plus facile ; je m’en charge.

— Eh bien alors, qui vous empêche de fixer le jour de notre entreprise ?

— Pour moi, le plus tôt sera le mieux ! Avertissez-moi quelques heures à l’avance et je serai prêt. Je laissai alors mon adresse à mes associés et pris congé d’eux. Ces compatriotes qu’un heureux hasard – du moins je devais le considérer comme tel alors – mettait sur ma route et se nommaient Mercadier, Lebosec et Vidal étaient tous trois corsaires. Pris par les Anglais vers la fin d’une fructueuse croisière et après qu’ils avaient envoyé leur prise à terre, ils se trouvaient posséder tous les trois des capitaux assez considérables à Bordeaux. Je pouvais donc, sans courir de grands dangers, leur faire les avances nécessitées par notre évasion commune ; et puis, ces avances n’eussent-elles dû jamais me rentrer que cette considération, tant j’avais hâte de recouvrer ma liberté, ne m’aurait pas retenu. Le lendemain dans la matinée je reçus une lettre de mes associés qui m’apprenaient que nos contrebandiers, occupés par une expédition pressée, ne pouvaient pas se mettre à notre disposition avant une quinzaine de jours ; ce retard m’affecta vivement et me parut de mauvais présage. Sur ces entrefaites, la bonne Sarah tomba dangereusement malade ; et M. Smith se trouva obligé de prendre une autre domestique pour la remplacer provisoirement. Ce petit incident nous contraria et surtout nous gêna beaucoup, car mon hôte, ne connaissant pas assez cette femme pour oser se fier à elle, se trouva obligé de me monter lui-même mes repas.

Toutefois, on concevra sans peine que cacher à une domestique la présence d’un étranger dans une maison aussi peu considérable que l’était celle de Smith présentait une impossibilité absolue. Ducket, c’était le nom de la nouvelle servante, n’était pas depuis trois jours chez le marchand de tableaux qu’elle avait deviné que ce dernier donnait l’hospitalité à un Français évadé des pontons.

M. Smith fit contre mauvaise fortune bon cœur, et confia à Ducket,