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prisonniers élevaient par la perfection leurs travaux jusqu’aux hauteurs de l’art, se trouvaient aussi les industriels. Je vis, placé entre un tailleur et un cordonnier, un homme fort occupé à manipuler une matière noire et infecte ; l’ayant interrogé sur ce mélange, il m’apprit que c’était du tabac ! Ce prisonnier représentait la régie du bord. Dieu sait pourtant que dans les produits qu’il triturait du matin au soir, et qu’il nous livrait au reste à assez bas prix, il n’entrait guère de feuilles de la plante odorante dont nous sommes redevables à Christophe Colomb.

Enfin, trait de mœurs qui peint admirablement le caractère français, au milieu de la batterie des maîtres de danse, d’escrime et de bâton initiaient leurs élèves au secret de ces divers exercices à raison d’un sou la leçon, et la leçon durait, à plusieurs reprises, quelquefois plus d’une heure !

Des prisonniers, enveloppés la plupart dans de vieilles capotes boutonnées jusqu’au collet, assis auprès des sabords, c’est-à-dire dans le rayon du jour, expliquaient à des camarades d’infortune les mystères de l’algèbre et de la géométrie. J’appris que ces malheureux étaient des officiers, qui, tant pour tuer le temps que pour se procurer quelques améliorations, s’étaient métamorphosés en professeurs. Leurs leçons, hélas ! ne leur étaient pas payées à un plus haut prix que celles des bâtonnistes et des maîtres de danse. Au milieu de la batterie circulaient des marchands, nommés par les prisonniers des bazardeurs, qui ne cessaient de crier d’une voix monotone et nasillarde : « Qui fait vendre ?… Qui donne à vendre ?… Qui veut acheter ?… »

À chaque instant, quelque malheureux, mourant de faim, les arrêtait dans leur course et leur proposait ses effets ; si l’on aime mieux, ses guenilles. Le marché était vite conclu, et le pauvre affamé, dépouillé, grelottant et volé, car les bazardeurs n’achetaient qu’à vil prix, s’empressait d’appeler un autre industriel, ambulant aussi, le marchand de ratatouille (c’était le mot) et échangeait contre un peu de son ignoble nourriture le produit de ses vêtements !

J’étais, quant à moi, quoique la vie nomade et aventureuse que j’avais menée jusqu’à ce jour m’eût donné assez d’assurance, fort embarrassé de ma contenance. Je m’informai de la place où je devais mettre mon hamac, et l’on me désigna, en ma qualité de nouveau venu, l’endroit le plus obscur et le moins aéré de la batterie.

— Mais je ne pourrai jamais passer une nuit entière dans une semblable position, répondis-je ; demain matin l’on me trouvera asphyxié.

— Dame, me répondit un prisonnier, cela pourrait d’autant mieux vous arriver que les trois derniers occupants de cette place sont morts en peu de jours.

— Et vous voulez que je me suicide ainsi ?…. Jamais !…

— Je vous ferai observer, me répondit le prisonnier, qu’il ne s’agit pas de savoir si cela vous convient ou non, vous devez avant tout obéir !… Où voudriez-vous accrocher votre hamac ?

— Nulle part ; je coucherai par terre, sur le plancher !

— Impossible. Comme la batterie n’a que six pieds de haut et que d’un bout à l’autre les hamacs y sont superposés sur deux rangs, vous ne trouveriez pas un espace suffisant pour vous étendre.

— Alors je suis condamné à la peine de mort ?

— À moins toutefois que vous n’ayez de l’argent…

— De l’argent ?.. Hélas ! j’en ai bien peu… À peine me reste-t-il quatre à cinq louis.

— Cinq louis ! s’écria le prisonnier en me regardant avec admiration ; mais c’est ici toute une fortune ! Savez-vous bien que moi, qui suis cordonnier, je ne gagne, en travaillant du matin au soir, que sept sous ! Et encore suis-je un de ceux qui ont le moins à se plaindre de la fortune !… Eh bien, puisque vous possédez cinq louis, pourquoi n’achetez-vous pas à perpétuité une place commode auprès des sabords ?

— Croyez-vous donc que ceux qui les occupent seront assez niais pour m’en céder une pour quelques francs !… C’est une question de vie ou de mort…

— Du tout, camarade ; c’est une question d’appétit… pas autre chose. Voulez-vous me charger de cette négociation ? Je me fais fort de vous installer convenablement en une heure de temps. Seulement, comme cela me dérange de mes travaux, je vous prierai de me payer cette heure. À raison des sept sous par jour que je gagne, ce que je vous demande ne vous ruinera pas !

— Volontiers. Vous me semblez un bon enfant ! Je souscris à tout ce que vous ferez.

— Attendez-moi ici et je reviens de suite, me dit le prisonnier en s’éloignant sans plus tarder.

En effet, cinq minutes après, fidèle à sa promesse, il était de retour.

— Voici, me dit-il en me présentant un pauvre diable dont la maigreur me parut phénoménale, un brave soldat de ligne qui ne demande pas mieux que d’entrer en arrangement avec vous. Il possède depuis quinze jours la meilleure place peut-être de la batterie, une place qu’il a attendue pendant deux ans ; et quoiqu’il y tienne énormément, il ne serait pas éloigné pourtant de la céder à un bon camarade qui saurait récompenser généreusement ce sacrifice.

— Combien voulez-vous, soldat ? demandai-je.

— Trois louis, camarade, me répondit-il d’une voix affaiblie ; inutile de marchander, continua-t-il en croyant que j’allais me récrier : mais l’idée de pouvoir manger pendant deux mois tout mon soûl… enfin c’est à prendre ou à laisser…

J’allais m’empresser de conclure le marché, car je craignais que le soldat ne se ravisât au dernier moment, lorsque mon entremetteur, l’officieux cordonnier, prit la parole.

— Je trouve, Picot, dit-il au soldat, que votre prétention, quoiqu’un peu élevée, n’a rien de réellement déraisonnable… Seulement, pour ces trois louis, il faut que vous vous chargiez de dresser de suite au camarade une table, un banc, enfin tout ce qui lui est nécessaire pour s’établir.

— Va pour l’installation ! répondit le soldat, dont le regard suivait depuis quelque temps avec avidité la marche sinueuse d’un marchand de ratatouille.

— Eh bien, voilà qui est convenu, c’est un marché conclu, dit le cordonnier. Quand tout cela sera-t-il prêt ?

— Dans une heure ou une heure et demie. Vous pouvez y compter.

En effet, le soldat Picot, fidèle à sa promesse, venait m’avertir, trois quarts d’heure plus tard, que tout était prêt. Je m’empressai de le suivre, et il me conduisit à l’endroit où je devais placer mon hamac. J’avoue qu’en voyant l’espace bien éclairé et assez aéré, situé dans un des angles de la batterie, juste contre le sabord, qui m’était destiné, j’éprouvai un véritable mouvement de joie.

Cette place, une des meilleures que l’on pût trouver dans toute la batterie, valait amplement ce qu’elle me coûtait. Un banc pour m’asseoir, presque assez grand même pour me permettre de m’y étendre, se trouvait placé devant une table qui m’appartenait aussi.

— Comment donc avez-vous fait pour vous procurer ces meubles ? demandai-je au soldat Picot.

— Ça ne m’a pas été bien difficile, me répondit-il ; je me suis arrangé avec les amis… Nous en usons toujours ainsi chaque fois que nous avons besoin de quelque chose.

Je remis alors les trois louis convenus au soldat, et nous nous séparâmes les meilleurs amis du monde.

— Mon cher camarade, dis-je en m’adressant alors au complaisant cordonnier à qui j’étais redevable d’avoir fait ce bon marché, recevez, je vous prie, avec tous mes remerciements pour le service que vous venez de me rendre, ces quarante sous que je vous dois bien pour le temps que je vous ai fait perdre.

Le cordonnier saisit avidement la pièce de monnaie que je lui présentai, la fourra soigneusement dans son gousset, puis me regardant en souriant :

— Camarade, me dit-il, merci. Je veux, pour vous récompenser de la générosité que vous venez de montrer à mon égard, vous donner un bon conseil ; écoutez-moi attentivement. À bord des pontons, retenez bien ceci, un homme prudent ne doit jamais ni se laisser entraîner par la générosité, ni par quelque autre sentiment que ce soit. Il faut s’habituer à fermer son cœur, ses yeux et ses oreilles à toute pitié. Ces quarante sous que vous venez de me donner, et auxquels je ne m’attendais certes pas, représentent une semaine de nourriture, et vous regretterez bientôt amèrement d’en avoir disposé avec tant de légèreté.

« Au lieu de cette somme, car cela constitue une somme ici, vous auriez dû me glisser une pièce de deux sous dans la main, et j’eusse encore été fort satisfait ! Croyez-moi, ménagez avec le plus grand soin les deux louis qui vous restent, et profitez de ce que vous vous trouvez pour quelque temps encore à l’abri des atteintes de la faim, pour vous créer une occupation ou pour établir un commerce. Sur ce, merci, je m’en retourne à mes souliers.

J’étais assis tristement sur mon banc, réfléchissant à l’avenir qui m’attendait et songeant déjà par quel moyen je pourrais parvenir à l’éviter, lorsqu’une exclamation joyeuse, suivie d’un coup de poing que je reçus sur l’épaule, me retira brusquement de ma rêverie.

— Tiens ! c’est vous, lieutenant ! me dit en souriant d’un air de connaissance un prisonnier que je reconnus de suite pour être un matelot.

Je regardai avec attention le donneur du coup de poing ; mais cet examen ne m’apprit rien et n’éveilla en moi aucun souvenir.

— Je crois, camarade, lui répondis-je, que vous faites erreur ; je ne vous connais pas !

— Nenni, que je ne fais point erreur ! Quant à la chose que vous ne me remettez pas, c’est possible ; car lorsque j’étais simple matelot, vous étiez, vous, lieutenant, et quoique nous ayons causé quelquefois ensemble tous les deux…

— Vous vous trompez, mon ami…

— Ah ! mais non, sacrebleu !… c’est bien vous qui êtes Garneray, n’est-ce pas ? Et à preuve que nous avons servi ensemble sous les ordres du plus grand malin de tous les malins, de Surcouf ! Hein ! ça vous revient-il, à présent ? C’est moi qui suis Bertaud !… Vous savez bien ? le timonier Bertaud, natif de Saint-Brieuc, la crème des bons enfants… C’est ma longue barbe, sans doute, qui me rend méconnaissable… spa ?