Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/59

Cette page n’a pas encore été corrigée

— Vous m’êtes utile dans vos fonctions, que vous remplissez avec intelligence et exactitude, me répondit-il, et je refuse votre démission.

— Permettez, capitaine, vous n’en avez pas le droit !

— Le droit légal, non, mais le droit moral… oui ! et la preuve, c’est que si vous vous obstinez dans votre idée, je vous rendrai tellement malheureux, si misérable, que vous-même ne tarderez pas à venir me supplier de vous réintégrer dans vos fonctions… Ce n’est pas d’hier que vous habitez les pontons, et vous savez ce que peut faire un capitaine avec le pouvoir à peu près discrétionnaire dont il est investi ! Croyez-moi, continuez votre service, et qu’il ne soit plus question de rien…

— Capitaine, je ne demanderais pas mieux, mais je dois vous avouer que votre conduite avec moi devient si étrange, si...

— Assez, monsieur ; j’agis selon mon bon plaisir, voilà tout. Quel est l’homme qui peut se dire irréprochable ? Il n’en est pas. Vous-même, si vous jetiez un coup d’œil sur votre passé, croyez-vous que vous n’y trouveriez pas quelque mauvais procédé dont vous avez dû vous rendre coupable ?.. Retournez à votre poste et laissez-moi la paix !… À cette réponse il n’y avait qu’à se soumettre, et ce fut le parti que je pris. J’espérais aussi que ce commencement d’explication rendrait mes rapports avec le capitaine moins désagréables, et que puisqu’il reconnaissait ma capacité et l’exactitude que je déployais dans l’exercice de mes fonctions, il finirait par me traiter d’une façon plus convenable : hélas ! je me trompais.

Sa mauvaise humeur, loin de se calmer, ne fit que s’accroître : elle atteignit presque jusqu’à la violence.

Un jour que je réfléchissais à prendre une résolution décisive, extrême, une embarcation aborda la Vengeance, et bientôt une de mes anciennes connaissances, le juif Abraham Curtis, se présenta sur le pont.

— Le capitaine, mon cousin, est-il visible ? demanda-t-il à l’officier de quart en me regardant en dessous, et en appuyant sur ces mots de « mon cousin ».

— Non, monsieur, lui répondit l’officier : il vient de descendre à terre.

Je compris tout : le capitaine de la marine royale s’était fait le vengeur des intérêts lésés du brocanteur ! Quel officier français eût jamais osé déshonorer ainsi son épaulette ? Abraham Curtis se disposait, ou, pour être plus exact, feignait de se disposer à regagner l’embarcation qui l’avait amené, lorsque faisant semblant de m’apercevoir pour la première fois :

— Tiens, vous êtes encore ici, monsieur Garneray, me dit-il avec un étonnement assez bien joué, mais dont je ne fus pas la dupe. Eh bien, êtes-vous content de votre sort ? M. Smith vous achète-t-il toujours vos tableaux à raison de cinq livres ? Mon cousin, le capitaine de la Vengeance, vous traite-t-il bien ?

— M. Smith me paye toujours avec la plus grande exactitude, lui répondis-je ; quant à votre cousin, c’est le plus ignoble gredin que je connaisse et qu’il soit possible d’imaginer ! Cette hardiesse de paroles vous étonne, je le crois. Vous ne savez pas, vous, misérable juif que vous êtes, jusqu’où peut atteindre la vengeance d’un Français outragé dans son honneur ! Ce que je vous dis n’est ni une fanfaronnade ni une menace, c’est simplement un avertissement. Je suis d’un caractère doux et égal ; la violence me répugne ; mais jamais je n’oublierai que j’ai l’honneur d’appartenir à la marine française, et je saurai toujours la faire respecter par les Anglais dans ma personne. Après tout, grâce à l’affreuse vie que je mène, une douzaine de balles ou une corde de potence n’ont rien de bien effrayant pour moi.

— Le malheureux ! s’écria Curtis en pâlissant, c’est qu’il est capable de se porter à quelque acte de désespoir !

— Que la responsabilité de cette action retombe sur ceux qui m’auront réduit à ce désespoir !

— Allons, un peu de calme, je vous en supplie, monsieur Garneray, reprit Abraham Curtis d’un ton suppliant. Vous êtes un brave garçon, causons donc sans nous emporter…

— Je n ’ai pas encore tenté de vous jeter par-dessus bord… Vous voyez donc que j’ai tout mon sang-froid.

À cette réponse, le juif se recula vivement de moi puis, me voyant sourire d’un air de pitié :

— Vous me méprisez trop pour jamais attenter à mes jours, me dit-il avec une bonhomie pleine de cynisme et en se rapprochant, causons donc sans nous fâcher.

— Allons, mentez, si cela peut vous distraire !

— Mentir, moi ?.. Vous vous trompez… Je veux jouer avec vous ; car mon jeu est trop beau pour que je puisse perdre, loyalement et cartes sur table. Le capitaine de la Vengeance vous traite, dites-vous, avec une grande inhumanité, et vous attribuez sa conduite à votre égard à la parenté qui existe entre lui et moi ! Ma foi, vous ne vous trompez pas, vous avez bien deviné. Oui, c’est moi qui ai indisposé le capitaine mon cousin contre vous ; c’est à moi seul que vous devez les désagréments qui vous arrivent en ce moment ! Ai-je tort ou raison d’agir ainsi que je le fais ? Peu importe. L’essentiel, c’est que je me trouve à même de pouvoir vous être fort désagréable, que je puis peser en bien ou en mal, selon ma volonté, sur votre avenir ! Une fois ce point bien établi, examinons froidement, au seul point de vue de votre intérêt, ce qu’il vous reste à faire, si vous devez continuer vos relations avec M. Smith ou reprendre celles que nous avions jadis et que vous avez si brutalement rompues ?.. Toute la question est là !

— Ma foi, j’admire votre impudence ! m’écriai-je en interrompant le juif.

— Et vous avez raison de l’admirer, mon cher monsieur, reprit-il, car elle indique un esprit supérieur. Continuons. Vous êtes jeune, vous avez du talent, et comme tôt ou tard il faudra bien que la guerre finisse, vous êtes par conséquent appelé à jouer un certain rôle dans la société, à vous créer une jolie position dans le monde. Croyez-vous donc qu’il soit adroit de sacrifier cet avenir que je regarde comme une chose certaine aux mesquines considérations d’un intérêt tout actuel et d’une minime importance ? Moi, je crois que non. Si donc vous vous obstinez, par suite d’un aveuglement que je ne pourrais comprendre, à travailler pour M. Smith, qu’en résultera-t-il pour vous ? Un tel surcroît de vexations que vous serez obligé, du moins vous le dites, d’en arriver à une catastrophe. Un joli résultat que de se faire fusiller ou pendre pour économiser quelques livres sterling de plus ! À présent, supposez que sensible au langage de la raison vous consentiez à renouer nos anciennes relations, c’est-à-dire à me fournir des tableaux à une livre sterling pièce, tout change de face. Mon cousin, qui me doit de l’argent et n’est en droit par conséquent de me rien refuser, devient pour vous d’une humeur charmante et vous laisse vous livrer en paix à vos travaux ; il vous les facilite même en vous exemptant de l’accomplissement de mille petits devoirs qu’il trouve aujourd’hui indispensables et qui lui paraîtront alors superflus. Je ne sais si je me trompe, mais il me semble qu’après cette explication aussi loyale que franche il ne vous est plus permis d’hésiter.

Cette conversation, que je rapporte ici en entier comme offrant un des cent mille exemples de la façon dont les Français étaient exploités par les Anglais, me fit profondément réfléchir. Le juif avait raison ; le bon sens me conseillait de céder.

— Abraham, lui répondis-je, vous êtes un abominable coquin ; mais enfin, peu importe. Votre jeu est meilleur que le mien, et je perds la partie.

— J’aime à vous entendre parler avec cette clarté d’expression et ce bon sens exquis, me dit-il froidement. Que voulez-vous, je ne suis pas riche, et je ne dois rien négliger pour gagner ma pauvre vie !… Ainsi voilà qui est bien entendu, bien convenu ; à partir d’aujourd’hui, vous recommencerez à me livrer vos tableaux à raison d’une livre sterling pièce.

— À partir d’aujourd’hui, non, car j’ai promis celui que je termine en ce moment.

— Et quand sera-t-il terminé ?

— Dans quatre jours au plus tard.

— Allons, je veux bien vous faire cette dernière concession, afin de vous prouver que je ne suis pas si dur en affaires que vous affectez de le croire !… Au revoir, je reviendrai la semaine prochaine. Tâchez de vous dépêcher, car j’ai plusieurs commandes de vos tableaux, qui sont en retard.

— Vous avouez donc que vous vendez mes tableaux ?

— Si je les vends ? Mais parfaitement bien. Smith, par ses éloges et son savoir-faire, a encore augmenté votre réputation ; je compte à présent ne pas laisser sortir une seule de vos productions de mes magasins à moins de vingt livres.

Le cynique Abraham m’offrit alors sa main que je ne daignai pas accepter, ce qui le fit sourire, et se dirigea vers l’escalier.

— À propos, Abraham, lui dis-je en le retenant, à présent que nous sommes d’accord, tâchez de parler à votre cousin le plus promptement possible.

— Je vais le voir dans une demi-heure, me répondit-il, il est chez moi…


XXIII.


M. Smith – Le colonel Lejeune m’honore de son amitié – Le cautionnement – Crime d’un Anglais resté sans punition – On veut me suborner – Poursuites dirigées contre moi – Mon escapade


Après le départ du juif, je m’empressai d’écrire à M. Smith qu’il eût à venir me voir le plus tôt possible ; grâce à cinq shillings que je donnai à un matelot pour faire parvenir de suite cette lettre à son adresse, M. Smith la reçut quelques heures après. Le lendemain de bonne heure il vint me voir à bord.

— Je ne puis vous blâmer, me dit-il, d’avoir accepté le marché de ce gredin, car vous ne pouviez réellement pas faire autrement, il ne nous reste plus qu’à trouver un moyen qui nous permette de l’éluder.

— À moins de faire destituer le capitaine de la Vengeance, je ne vois pas trop comment nous arriverons à ce résultat.

— J’ai une idée, et la voici : mais auparavant une question. Ne connaissez-vous personne à terre qui puisse s’intéresser à vous ? Un