Page:Captivité de Louis Garneray - neuf années en Angleterre ; Mes pontons, 1851.djvu/55

Cette page n’a pas encore été corrigée

louis ce que les amateurs vous payent quinze ou vingt ne me paraît pas une chose si déraisonnable…

— Ce que je vends quinze ou vingt ! répéta le juif en me regardant fixement, comme s’il voulait lire dans ma pensée. Monsieur Garneray, je comprends tout !… Vous avez indignement abusé de la sotte confiance que j’étais assez bon pour avoir en vous… Vous avez vu le marchand Smith…

— Vous avez donc enfin deviné ! Oui, cela est vrai, j’ai reçu hier la visite de M. Smith et je vous avouerai même, si cela peut vous être agréable, que je suis enchanté et de sa personne et des propositions qu’il a bien voulu me faire.

— Frenchman, s’écria alors le juif Abraham en s’interrompant, je ne vous parlerai pas de reconnaissance ; vous vous moqueriez de moi avec raison ; je vous ferai seulement observer que dans votre position actuelle un ennemi n’est pas pour vous une chose indifférente, et que si jamais l’occasion se présente de vous nuire, je m’empresserai de la saisir. On ne se joue pas impunément d’un homme comme moi !

— Honnête juif, répondis-je en prenant l’Abraham par le bras et en le mettant à la porte de ma cabine, je me moque complètement de vos menaces.

Hélas ! j’étais loin de me douter en ce moment que le misérable devait bientôt prendre sur moi, comme le lecteur ne tardera pas à le voir, une éclatante revanche.


XXI.


Arrivée des prisonniers de Cabrera – Le Pégase – Les bains homicides – Le colonel Lejeune – Affreuse épidémie – J’en suis atteint – Fignolet retrouvé – Perroquet-Vert – Son amour conjugal


Vers la fin de l’année 1811, les Espagnols remirent aux Anglais les restes de la division française que la déplorable capitulation de Baylen, faite par le général Dupont, leur avait livrée en 1809 et qui, retenue pendant deux ans dans l’île de Cabrera, avait été horriblement décimée par les maladies et par la faim.

Ces malheureux à leur arrivée en Angleterre furent disséminés sur tous les pontons ; la Vengeance en reçut pour sa part une trentaine. Il me serait impossible de peindre le triste état dans lequel se trouvaient ces infortunés ; la cruauté des Espagnols avait été telle à leur égard que la perspective d’être jetés à bord des pontons leur paraissait un bonheur inespéré et auquel ils n’osaient croire.

Au reste ils arrivèrent tous, je parle de ceux qui furent dirigés sur la Vengeance, dans une position tellement désespérée qu’il nous parut évident que pas un seul ne pourrait vivre. Je vois encore le canot qui nous les amena. Quel lugubre spectacle !

Les malheureux, couchés dans le fond de l’embarcation, poussaient des cris de souffrance et se roulaient en proie au délire de la fièvre ; maigres comme des squelettes, pâles comme des cadavres, à peine recouverts quoiqu’il fît un froid intense par de misérables haillons, l’homme le plus insensible n’eût pu les voir sans se sentir le cœur attendri ! Eh bien ! ce que c’est pourtant qu’une haine nationale, les Anglais les traitaient avec la plus grande inhumanité ; pour eux ce n’étaient pas des créatures humaines qui souffraient : c’étaient des prisonniers de guerre français.

Sur les trente malheureux que nous amenait le Transport-Board, à peine une dizaine furent-ils assez valides pour monter à bord ; les autres, incapables de se remuer, restèrent étendus au fond de l’embarcation.

— Capitaine, dit le docteur de la Vengeance en s’adressant à notre commandant, je m’oppose quant à moi à ce que ces vagabonds soient embarqués sur le ponton !… Frappés comme ils le sont d’une maladie contagieuse, avant quinze jours d’ici ils changeraient la Vengeance en un vaste tombeau.

— Que faut-il en faire, docteur ?

— Les envoyer à l’hôpital, capitaine !

— Au fait, vous avez raison. Seulement, comme leur arrivée n’est pas attendue sur le Pégase, je vais expédier un canot pour prévenir le commandant de ce ponton.

Le Pégase, vieux vaisseau à l’aspect lugubre, aux flancs déprimés, noirci par l’air et le goudron, ruiné par le temps, surmonté de cabanes de toutes formes et de toutes grandeurs qui le faisaient assez ressembler vu de loin à une jonque chinoise, était un 64 français, pris pendant la guerre de 1780, et qui depuis cette époque jusqu’à ce jour n’avait jamais eu une autre destination que de servir à enfermer les prisonniers de guerre de toutes les nations ou des objets d’équipement maritime.

Fixé par quatre énormes chaînes en tête des onze autres pontons dans le grand canal de la rivière de Portchester, le Pégase avait été définitivement métamorphosé en hôpital.

Tout le temps que resta absent le canot envoyé par notre commandant pour avertir son confrère du Pégase du surcroît de pensionnaires qui allait lui arriver, c’est-à-dire pendant près d’une heure, nos malheureux compatriotes exposés dans leur embarcation à toute la rigueur du froid firent continuellement entendre de douloureux gémissements qui nous déchiraient le cœur.

En vain suppliâmes-nous le capitaine de faire monter ces malheureux à bord ; il ne voulut jamais y consentir.

— Ce n’est pas la peine, nous répondit-il, pour quelques minutes de plus que ces gens ont à attendre, de déranger mon monde… Au reste, quand on a la fièvre on ne ressent pas les atteintes du froid…

Enfin nous vîmes revenir le canot ! Nous espérions que la cruelle position de nos pauvres camarades allait cesser : il n’en fut rien. Le commandant du Pégase priait son confrère de la Vengeance de vouloir bien ordonner, avant de lui envoyer les Français annoncés, qu’ils prissent un bain car, faisait-il dire, son hôpital était tellement encombré qu’il ne restait pas de place pour accomplir cette opération indispensable pour éviter la contagion.

— Mon confrère a raison, dit notre commandant. Eh bien ! que l’on conduise ces gens dans la buanderie et qu’on les baigne.

Cet ordre barbare fut aussitôt exécuté. Nos pauvres camarades, hissés sans connaissance à bord, furent portés à la buanderie, espèce de cabane située à l’avant de la Vengeance ; puis mis complètement à nu, on les plongea à plusieurs reprises dans des tonnes remplies d’eau glacée : autant eût valu les fusiller.

Cette mortelle opération terminée, on les rembarqua de nouveau, et l’embarcation prit enfin le chemin de l’hôpital. Quant à moi, en ma qualité d’interprète, j’étais tenu d’inscrire et d’enregistrer sur le livre d’entrée les nom, prénom, âge, qualité ou profession des nouveaux venus ; cette formalité, fort peu difficile et fort peu compliquée, demandait cependant à être remplie avec beaucoup de soin car elle était très importante. En effet c’était cette liste que l’on consultait, tant pour opérer tous les échanges que pour distribuer les envois d’argent qui venaient de France. Une lettre changée dans un nom propre pouvait parfois priver durant la guerre un prisonnier de sa liberté. Je venais de terminer mon travail et d’inscrire nos nouveaux compagnons de captivité lorsque je vis entrer dans ma cabine un bien singulier personnage.

Qu’on se figure un grand et bel homme à peine âgé de trente-six à trente-huit ans, à la physionomie ouverte et fine, à la démarche fière et assurée, qui, vêtu d’une véritable veste de paillasse, à cela près que les carreaux de l’étoffe étaient bleus au lieu d’être rouges, s’avança vers moi d’un air superbe et protecteur tout à la fois, et m’adressant brusquement la parole :

— Allons, commis des Anglais, me dit-il, taille ta plume et fais ton métier. Dépêche-toi… Je t’avertis que je ne suis pas patient…

— Je ne sais, et peu m’importe de savoir quel est votre caractère répondis-je au beau paillasse avec une colère que le lecteur comprendra sans peine. Toutefois, il n’est pas difficile de deviner à vos manières que vous êtes parfaitement mal élevé…

— C’est ainsi que tu oses me parler, misérable traître ! s’écria le bel homme qui me parut au moment de s’élancer sur moi. Prends garde que je ne te fasse repentir de ton insolence.

Cette fois, la colère qui grondait en moi éclata tout à fait et, m’avançant avec une pose menaçante vers l’insolent, je le traitai en employant le tutoiement, ainsi qu’il m’en avait donné l’exemple, avec la dernière brutalité.

Je m’attendais à ce que ce dialogue peu parlementaire finît par des coups de poing : il n’en fut rien, au contraire.

Le beau paillasse parut charmé de ma conduite, et se calmant tout à coup :

— Ah ça, camarade, me dit-il, il faut pour que tu oses me parler ainsi que tu sois franc du collier !… Je croyais moi que les interprètes étaient des espions !… Tu n’es donc pas un espion ?

Quelque injuste que fût cette question je ne pus, tant le paillasse me l’adressa avec un ton de bonne foi, la prendre en mauvaise part et m’en formaliser.

— Je n’accepte les fonctions d’interprète, lui répondis-je, que parce que cette position me met à même de rendre des services à mes compagnons d’infortune. Informe-toi de moi auprès du premier venu, et l’on te dira ce que je vaux et qui je suis.

— Alors, pardon et tope là ! me dit le paillasse en me tendant la main. Je t’estime !… Si je reste sur ton maudit ponton, nous ferons je crois bon ménage !… Moi, vois-tu, j’aime les hommes colères, car ils sont ordinairement francs…

Il y avait tant de noblesse, de franchise et de bonté tout à la fois dans la contenance et dans la voix du paillasse que je serrai cordialement la main qu’il me présenta et la paix se trouva ainsi conclue.

— Veux-tu répondre à présent à mes questions, camarade Paillasse ? lui dis-je en riant.

— Volontiers ; mais si ça vous est égal, l’ami, laissons là le tutoiement…

— Dam’, vous avez commencé… Votre nom ?

— Celui d’un ennemi des Anglais… Lejeune.

— Par qui et où avez-vous été pris ?

— Par des brigands, mille tonnerres… en Espagne, à Badajoz…

— Très bien, Lejeune ; pris par les Espagnols, écrivis-je.

— Du tout, je ne veux pas que vous écriviez cela, s’écria t-il en redevenant furieux. Pourquoi changez-vous mes réponses ? J’ai dit