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trompiez pas, capitaine ! Mais en attendant, les subordonnés du gouvernement, que cette mesure reçoive leur approbation ou éveille leur indignation, ne seront-ils pas tenus de la faire exécuter ? Alors que de crimes et que d’irréparables malheurs !

— Monsieur, me répondit le capitaine Edwards après avoir réfléchi pendant un moment, je crois pouvoir vous assurer que le commandant du ponton la Vengeance ne se rendra jamais le complice d’une pareille monstruosité, d’un tel crime de lèse-humanité !… Non, ajouta avec feu et après un nouveau silence le noble Edwards, jamais je n’obéirai à un tel ordre… je donnerai cent fois plutôt ma démission !… Quant à vous, monsieur, j’espère que vous voudrez bien garder secrète cette conversation… J’ai parlé à un homme d’honneur, mon égal, et non pas à un prisonnier placé sous ma surveillance !… À présent plus un mot sur ce sujet pénible, je vous en prie… ce serait de mauvais goût de votre part ! Veuillez terminer votre traduction au plus vite.

Je m’inclinai sans répondre en maudissant intérieurement cette invitation au silence qui m’empêchait d’exprimer au noble jeune homme toute l’admiration et toute la reconnaissance que m’inspirait sa généreuse conduite.

Cette ordonnance que venait de rendre le conseil de régence et qui m’avait à si forte raison indigné disait que pour diminuer le nombre des évasions le gouvernement anglais venait d’arrêter que « la fuite d’un prisonnier sera punie sur deux autres prisonniers, qui devront être pendus à sa place, en cas que le fugitif ne soit pas rattrapé ». Je laisse à penser l’indignation et l’émotion que produisit la publication de cette ordonnance à bord de notre ponton ! Ce ne fut partout qu’un seul cri de fureur.

Aussitôt nos officiers se réunirent en conseil et écrivirent, après une longue délibération, la lettre suivante que je reproduis ici sans en changer ni un mot ni une virgule, d’abord comme document historique et ensuite comme pièce justificative à l’appui de ce fait monstrueux qui pourrait passer aux yeux de bien du monde pour une invention faite à plaisir.

Copie de la lettre adressée au conseil de régence en réponse à son ordre du 6 mars 1810, en vertu duquel la fuite d’un prisonnier, etc., etc.

« Nous ne pouvons trouver d’expression, messieurs, pour vous peindre notre étonnement à la réception de l’ordre que vous nous avez fait l’honneur de nous adresser ; nous avons été obligés de le relire à plusieurs reprises pour nous persuader qu’il fût possible que des personnes appartenant à une nation qui se dit civilisée puissent faire des menaces aussi barbares que celles contenues dans ledit ordre, et surtout de les adresser à des officiers ; c’est un oubli de toute convenance, de tout sentiment d’honneur, auquel nous n’étions pas préparés, même par les mauvais traitements et les humiliations sans nombre dont vous nous avez abreuvés jusqu’à ce jour.

» Vous nous rendez responsables, messieurs, du départ de nos camarades ; ce ne sont donc plus ceux auxquels est confié le soin de la garde des prisonniers qui doivent en répondre : ce sont les prisonniers eux-mêmes qui doivent les garder et sous peine d’être pendus ! Quel renversement de tous les principes reçus jusqu’à ce jour chez les peuples policés !

» Est-ce ainsi que l’on parle à des militaires qui ne sont prisonniers que par la violation du droit des gens ? C’est un fait qui ne peut être ignoré de M. le président du conseil.

» Quelle nation peut offrir l’exemple d’une pareille injustice ? Les peuples que vous nommez barbares, qui ne font pas de prisonniers, mais des esclaves, ne se sont pas avisés de punir sur ceux qui restent entre leurs mains la fuite de ceux qui échappent à leur surveillance.

» Depuis quand a-t-on pu penser que l’attachement à la vie nous avilirait assez pour nous engager à être nos propres dénonciateurs ? Vous avez sans doute oublié que vous parlez à des militaires qui, dans plus d’une circonstance, ont prouvé qu’ils ne craignaient pas la mort. S’il s’en trouvait quelques-uns parmi nous qui manquassent assez d’expérience dans le métier des armes pour ne pas avoir acquis l’habitude de l’envisager de sang-froid dans les combats, ils ont eu le temps depuis qu’ils sont entre vos mains de se familiariser avec une image dont vous leur mettez journellement le tableau sous les yeux.

» Messieurs, vous connaissez très peu le caractère de notre nation, si vous n’avez pas prévu que des mesures aussi avilissantes, loin de diminuer en nous le désir de vous fuir, doivent au contraire ajouter à celui que nous éprouvons de rejoindre nos frères d’armes, celui plus puissant, s’il est possible, de nous éloigner d’un peuple capable d’exercer des cruautés aussi inouïes.

» Vous voulez, messieurs, nous n’en pouvons douter, nous réduire au désespoir ; mais nous jurons tous que, quel que soit le sort que vous nous réserviez, nous le subirons avec la noblesse qui convient à la grande nation à laquelle nous avons l’honneur d’appartenir. Nous préférons la mort à l’ignominie, et nous la subirons, quand il en sera temps, de manière à laisser après nous un exemple de courage et de sang-froid, comme vous en laisserez un d’injustice et de cruauté.

» Signé : Lachapelle, Petiet, de Lespée, etc., etc., etc., tous officiers français, réduits à la captivité par la violation de la capitulation de Saint-Domingue. »

Cette lettre dont, soit dit en passant, la rédaction me paraît, aujourd’hui que le hasard a fait de moi un auteur, laisser quelque peu à désirer, fut suivie d’innombrables pétitions adressées de tous les pontons, et l’atroce mesure ordonnée par le gouvernement anglais ne fut jamais mise à exécution.

Je fis à cette époque à bord de la Vengeance une rencontre singulière et que je ne puis passer sous silence. Les Anglais venaient, avec cette déloyauté politique qui les rend si redoutables à leurs alliés et amis, de confisquer à Copenhague la flotte danoise ; les équipages de cette flotte, retenus prisonniers dans leurs propres vaisseaux alors métamorphosés en pontons partageaient, à quelques encâblures de nous dans la rivière de Gosport notre malheureux sort, lorsqu’un matin on envoya à bord de la Vengeance un Danois qui, ayant dénoncé la désertion de quelques-uns de ses camarades, était menacé par eux de la peine de mort. Je me trouvais sur le pont lorsque le Danois arriva et il me parut que je l’avais déjà vu quelque part : de son côté, le traître en m’apercevant parut un moment tout décontenancé et se détourna de moi avec un embarras si visible qu’il changea aussitôt mes soupçons en certitude. Je me creusais en vain la tête pour tâcher de me souvenir où, en quelles circonstances et comment j’avais déjà dû me trouver avec cet homme, lorsque tout à coup la mémoire me revint. M’approchant aussitôt de lui et le regardant bien en face :

— Misérable ! lui dis-je, te souviens-tu de moi ?

— Non, monsieur, me répondit-il en balbutiant un mauvais français.

— Tu mens ! Il y a de cela aujourd’hui à peu près cinq ans, tu commandais un navire marchand qui se trouvait ancré à cette époque dans le port de Portsmouth…

— Je vous jure, monsieur, que vous vous trompez !

— Tu mens encore ! Tais-toi et écoute. Une nuit, deux prisonniers français qui étaient parvenus à s’évader à la nage de leur ponton se réfugièrent, mourant de fatigue, de faim et de froid, à bord de ton navire !… Ah ! tu pâlis à présent et tu gardes le silence ! tu vois bien que tu me reconnais ! Inutile alors de continuer cette histoire, inutile d’ajouter que sur ces deux prisonniers, l’un, le bon et brave Bertaud, fut obligé, pour éviter de se voir livrer comme tu l’en menaçais aux Anglais, de se jeter de nouveau à la mer et qu’il périt victime de ton impitoyable cruauté ; que l’autre, garrotté par tes ordres, fut ramené par ton équipage et dans ton canot à son ponton où depuis cinq ans il maudit ton souvenir !

— Oui, monsieur, je vous reconnais, me dit alors en tremblant le Danois ; mais de grâce ne parlez pas si haut… vous allez me perdre… j’ai quelque argent…

— Misérable, tu veux m’acheter ma vengeance !… Me crois-tu donc un lâche comme toi ?.. Tu es un traître et je te proclamerai partout comme tel… Ô mon bon et brave Bertaud, tu seras vengé !

Je prononçai ces dernières paroles avec une telle exaltation, car la vue de ce misérable m’avait rappelé avec violence la fin tragique de mon pauvre et excellent Breton, que plusieurs camarades accoururent aussitôt vers moi et s’informèrent du sujet de ma colère.

Je ne fis aucune difficulté pour leur exposer mes griefs contre le Danois. À peine mon récit fut-il terminé que je compris, aux cris furieux qui s’élevèrent de toutes parts, que j’avais dépassé le but que je m’étais promis d’atteindre : il n’était plus question, comme je le voulais, de mettre cet homme en quarantaine ; on ne parlait de rien moins que de le tuer.

Ne voulant pas être la cause d’un assassinat, je m’en fus aussitôt trouver le capitaine, et après l’avoir mis au fait en peu de mots de la position des choses, je le suppliai de vouloir bien renvoyer le Danois sur un autre ponton, ajoutant que si on le laissait vingt-quatre heures de plus à bord de la Vengeance il ne me serait pas possible de répondre de sa vie. Le capitaine Edwards fit droit de suite à ma demande ; un canot emmena le Danois.

Le misérable croyait en être quitte pour cette panique ; combien il se trompait ! Le lendemain, avant onze heures du matin, toute la ligne des pontons apprenait qu’un Danois, qui avait vendu jadis deux évadés français, puis trahi tout dernièrement ses propres compatriotes, venait d’être placé par les Anglais sur nos pontons ; on le recommandait à la justice de ses compagnons d’infortune !

Le lecteur s’étonnera peut-être de cette facilité que nous avions de correspondre de ponton à ponton ; je me hâte d’ajouter que les Anglais ne soupçonnaient pas le moins du monde ces communications dont ils ne découvrirent jamais le secret, et qui avaient lieu par l’entremise d’une télégraphie fort originale.

C’était au moyen d’une table renversée, placée sur l’endroit le plus élevé du pont et qu’un charpentier faisait semblant de raccommoder, que nous entretenions nos correspondances. Chaque pied de la table, selon la façon diagonale, horizontale ou perpendiculaire dont il était placé, signifiait une lettre de l’alphabet ; le maillet passé ou appuyé de telle ou