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— Je le trouve bien laid ! répondit simplement le Breton en le regardant d’un air de profonde indifférence.

— La laideur est sa beauté ; mais je parle de son apparence, de la façon dont il est taillé. Qu’en dites-vous ?

— Je dis qu’il est bien gros, répondit le Breton toujours avec la même tranquillité.

— Et vous l’acceptez pour adversaire ?

— Il le faut bien, puisque les pays le veulent ; mais, après tout, je ne vois pas pourquoi l’on fait tant de grimaces pour une simple lutte…

— Une lutte !… Quoi ! vous croyez lutter ? Détrompez-vous, il s’agit d’une boxe en règle !

— Ah ! il s’agit d’une boxe, colonel ?

— Certainement. Ne connaîtriez-vous donc pas cet exercice ?

— Ma foi, je ne crois pas ; je n’ai jamais essayé… Mais boxer ou lutter c’est à peu près la même chose, ça n’est pas la mort d’un homme.

— Vous croyez ça, s’écria le colonel d’un air radieux, eh bien, vous êtes dans l’erreur ; Petit-Blanc a déjà tué trois Français.

— Ah bah ! vraiment ? s’écria Robert, dont les joues se teignirent d’une légère rougeur. Ah ! ce nègre a déjà tué trois Français ? Mais, ce nègre et vous, vous êtes donc deux canailles ?.. Alors, oui, j’accepte la boxe et tout le tremblement. Les pays avaient raison, l’honneur est ici en jeu.

Quoique Robert Lange eût prononcé ces paroles avec assez de modération et d’un ton calme, je compris au feu de ses yeux et aux battements de sa poitrine qu’il était vivement ému et en proie à une colère véritable.

— Et quand voulez-vous boxer ? lui demanda le colonel : car, à vrai dire, vous me semblez en ce moment bien maigre et bien affaibli pour pouvoir tenir tête à Petit-Blanc, et je ne voudrais pas profiter de cet avantage.

— Je suis tout prêt, colonel ! Votre nègre, qui tue à coups de poing et pour s’amuser des Français, me déplaît assez pour que l’indignation me rende les forces que les privations d’une captivité de cinq ans m’ont fait perdre, répondit Robert Lange.

— Non, mon garçon, ce combat ne peut avoir lieu aujourd’hui. Tenez, voici deux guinées que je vous avance sur les vingt que je dois vous remettre : restaurez-vous pendant huit jours, afin de vous trouver en état de figurer convenablement au moment fatal venu.

Le colonel remit en effet les deux pièces d’or annoncées à Robert Lange, qui les prit sans le remercier, et les mettant dans sa poche, murmura d’un air joyeux :

— Ça sera pour les pays.

— Capitaine, dit le colonel en prenant congé de notre geôlier, d’aujourd’hui en huit je vous amènerai, si vous le permettez, les plus jolies femmes de Portsmouth, et nous donnerons une grande solennité au combat.

— Comment donc, milord, ce jour sera pour moi et pour l’Angleterre, car je ne puis mettre en doute la victoire de votre Petit-Blanc, un véritable triomphe. Vous trouverez le pont orné, préparé et disposé pour la lutte, lorsque vous reviendrez.

Après avoir échangé plusieurs plaisanteries sur la défaite présumée du pauvre Robert Lange, les deux Anglais se séparèrent en se donnant rendez-vous pour le huitième jour suivant.

L’acceptation du défi du terrible Petit-Blanc par Robert Lange me causait à la fois et du plaisir et de la crainte. D’un côté, j’étais heureux en songeant qu’il restait à l’honneur français, si insolemment provoqué, une chance pour prendre sa revanche ; de l’autre, je craignais que les Bretons ne se fussent fait illusion sur les mérites de leur camarade et que la trop bonne opinion qu’ils avaient de lui n’aboutît à lui faire éprouver un honteux échec.

Préoccupé par ces pensées et désirant étudier davantage le Breton, je saisis le premier prétexte venu pour me rendre auprès de lui.

— Dites-moi donc, Robert Lange, lui demandai-je après quelques minutes d’une conversation insignifiante et, pour ainsi dire, mono-syllabique, car Robert était peu parleur et répondait assez volontiers par un simple oui ou non aux questions qu’on lui adressait, est-il vrai que vous avez eu dans votre pays de grands succès aux assemblées ou pardons ?

À ce mot de pardon qui lui rappelait son Armorique, une légère rougeur colora les joues hâves et blêmes du Breton.

— Ah ! oui, me répondit-il avec un soupir, c’est vrai que je me suis bien amusé dans ma jeunesse !… J’étais alors un bon gars…

— Et, de plus, le premier lutteur de votre paroisse, n’est-ce pas ?

— Le fait est que j’aimais bien à lutter…

— Vous remportiez probablement toujours le prix ?

— Oui, j’y étais forcé… vous comprenez, il s’agissait de l’honneur de la paroisse…

— Comme il s’agit aujourd’hui de celui du ponton la Couronne… je conçois… Faut-il vous avouer une chose, Robert ?

— Ne vous gênez pas, camarade, je suis un bon garçon, pas vaniteux du tout, et qui sait entendre la vérité.

— Eh bien ! je crains que ce colossal Africain ne soit doué d’une force tellement supérieure à la vôtre que vous ne puissiez lui résister.

— Je crois que vous vous trompez, camarade, me répondit-il. Ce Petit-Blanc est un gros plein de soupe, impertinent, qui m’a l’air de faire plus de bruit que de besogne. Seulement il sait boxer, et moi je ne connais rien à cette farce-là…

— Hélas ! c’est vrai ! encore une raison de plus…

— Oui, mais il a tué lâchement trois Français, continua le Breton en