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suffisait pour le juger et pour deviner que chez cet homme un amour-propre et une fatuité immenses remplaçaient tous les autres sentiments et étaient les seuls mobiles de ses actions.

— Garçon, me dit-il en jouant avec sa canne de jonc à pomme d’or, accompagnement obligé et presque réglementaire de son grade, j’ai à vous charger d’une commission. Il y aura quelque chose pour vous si vous réussissez à l’accomplir avec un peu d’intelligence.

Je sentis la rougeur de l’indignation me monter au visage.

— Colonel, lui répondis-je, je suis un marin français, prisonnier de guerre, et non un domestique ; par conséquent, je n’ai ni ordre ni salaire à recevoir de vous.

L’Anglais haussa les épaules d’un air impertinent, et se renversant à moitié sur sa chaise :

— Vous me semblez bien gueux pour montrer tant de fierté, me répondit-il ; les guenilles qui vous couvrent prouvent assez que quelques shillings ne seraient pas à dédaigner pour vous !… N’importe, vous vous croyez, en votre qualité de Français, obligé de me répondre avec arrogance… Vous êtes un imbécile, mon garçon !

Ah ! combien ne regrettai-je pas, à cette insulte grossière, de me sentir prisonnier ! Avec quelle joie, sur le moment, n’eussé-je pas donné quelques années de ma vie pour une heure de liberté !… Hélas ! que pouvais-je dire et faire ? Rien ! j’étais sans moyen de me venger.

Ne voulant plus cependant m’exposer à subir une nouvelle humiliation, j’allais me retirer lorsque le capitaine R… me retint.

— Restez, monsieur, me dit-il, j’ai à vous parler.

Puis se retournant vers le colonel, qu’il semblait traiter avec une profonde déférence, R… ajouta :

— Ne vous offensez pas, milord, de l’attitude de ce prisonnier : elle s’explique par les souffrances que ces pauvres malheureux ont eu à subir depuis quelque temps de la part des fournisseurs. Je m’en vais m’acquitter de votre commission.

Notre geôlier but alors un verre de grog, et m’adressant de nouveau la parole :

— Vous étiez tout à l’heure sur le pont ? me demanda-t-il.

— Oui, capitaine, j’y étais.

— Alors, vous avez dû voir un magnifique nègre qui accompagnait Sa Grâce lorsqu’elle nous a fait l’honneur de monter à bord ?

— Un nègre à qui je casserais volontiers les os. Oui, capitaine.

— Vous casseriez les os à mon nègre ? s’écria le colonel en éclatant de rire. Ah ! by God ! j’avoue que je voudrais bien voir cela… d’autant plus que je ne suis venu visiter votre ponton qu’avec cetteintention…

— Je ne vous comprends pas, colonel ; si vous voulez dire que vous souhaitez vous défaire de votre noir, rien de plus facile… Envoyez-le dans la batterie ou dans le faux pont, et je vous promets qu’il n’en sortira pas vivant !

— Ah bah !… Et pourquoi donc ?

— Parce que depuis que cet animal se trouve à bord, il n’a cessé d’insulter mes camarades, et que ceux-ci, s’ils n’étaient retenus par la présence des soldats, l’eussent depuis longtemps jeté à l’eau.

— Vous êtes un ignorant et un homme sans éducation, me répondit froidement le colonel, sans cela vous sauriez que la laideur, la force et l’insolence de Petit-Blanc, c’est le nom de mon nègre, en font un sujet d’un prix inestimable. Mais à quoi bon vous parler de pareilles choses, qui sont au-dessus de votre intelligence et que vous ne pouvez comprendre ? Il s’agit tout bonnement, interprète, que vous vous acquittiez de la commission dont veut vous charger le capitaine R…, rien de plus.

Le turnky s’adressant alors de nouveau à moi :

— Monsieur, me dit-il, voici le fait : l’honorable colonel s’amuse en ce moment à faire une tournée sur les pontons pour chercher des adversaires à son nègre. Demandez à vos camarades s’il se trouve parmi eux des amateurs de boxe qui consentent à se mesurer avec le glorieux Petit-Blanc. Sa Grâce, ici présente, remettra au champion qui se présentera une somme de vingt livres sterling, qui lui restera, quelle que soit l’issue du combat. Si le Français est tué, cette somme sera laissée à ses héritiers.

Indigné d’une pareille proposition, j’allais refuser avec hauteur de m’en rendre l’interprète, lorsque l’idée me vint que peut-être parmi nos fort-à-bras et nos lutteurs se trouverait un vengeur de cette insulte adressée à la France, et je changeai d’avis.

— Je m’en vais remplir votre commission, capitaine, répondis-je donc en m’en allant.

En arrivant sur le pont, je trouvai le colossal nègre fort occupé à tirer la langue aux prisonniers, dont l’exaspération avait atteint le comble.

— Je réclame le silence, mes amis, leur dis-je, j’ai une grave et importante communication à vous faire.

Les vociférations cessèrent aussitôt, et je racontai à haute voix la conversation que je sortais d’avoir avec le colonel. Un cri d’indignation et de fureur accueillit la fin de mon récit quand on entendit le nègre s’écrier, en son mauvais patois, que son maître était bien bon de se donner la peine de lui chercher un adversaire auprès des Français, ceux-ci étant trop lâches pour accepter.

Je suis persuadé que pas un seul prisonnier n’eût refusé de se mesurer avec Petit-Blanc à n’importe quelle arme, y compris le couteau et la hache, mais l’apparence athlétique de l’Africain annonçait une force si extraordinaire, si invincible, que pas un seul Français ne se présenta pour relever le gant.

— Allons, répondis-je avec un soupir, je m’en vais retourner dire au colonel que les Français, ne voulant ni se donner en spectacle ni concourir à ses plaisirs, refusent.

— Attendez un moment, camarade, me dit en ce moment un matelot dont le visage carré, les épaules larges et voûtées, la petite taille et les longs cheveux trahissaient clairement l’origine armoricaine, peut-être bien si vous vouliez venir avec moi, trouveriez-vous votre affaire.

Je m’empressai de me rendre au désir du matelot, et je le suivis sur l’arrière du faux pont auprès de la rambade percée de meurtrières qui se trouvait à bord du ponton et qui servait de rempart aux soldats anglais.

Tels étaient les hommes parmi lesquels venait de me conduire le matelot breton.

Lorsque j’arrivai au carré armoricain, je trouvai ses hôtes, les uns fumant leur pipe, les autres couchés ou assis sur des bancs étroits qu’ils s’étaient fabriqués eux-mêmes, tous parfaitement calmes et tranquilles.

— Robert Lange, dit mon introducteur en s’adressant à un jeune homme de vingt-sept à trente ans, qui, les bras croisés et la pipe à la bouche, se promenait de long en large sans prononcer un mot, les Anglais disent que nous sommes des lâches.

— Les Anglais savent bien qu’ils mentent en parlant ainsi, répondit tranquillement celui que l’on venait de nommer Robert Lange. Nous les avons tapés assez souvent et assez dru pour qu’ils sachent à quoi s’en tenir là-dessus.

— Camarade, me dit alors le matelot breton, pourriez-vous raconter un peu aux pays ce que vous venez de dégoiser tout à l’heure à l’équipage ?

— Volontiers, camarade, répondis-je, et je m’empressai de rapporter la proposition du colonel anglais.

— Eh bien ! Robert, dit enfin un des amis du jeune homme, que penses-tu de cela ?

— Je pense que les gens riches ont des façons de s’amuser qui ne me font pas envier leurs richesses.

— Ça, c’est vrai ; mais par rapport au nègre, hein ?

— Quoi, par rapport au nègre ?

— Est-ce que tu nous laisseras comme ça blaguer par un moricaud, toi, le plus fameux gars qui ait jamais assisté à un pardon ? Faut soutenir l’honneur de la paroisse, camarade, et ficher une danse à l’Africain !… Ça fera plaisir aux amis de là-bas, quand nous leur raconterons la chose.

Cette proposition sembla surprendre beaucoup le jeune Breton.

— Mais je n’ai jamais vu ce nègre, répondit-il, pourquoi donc lui ferais-je du mal ?

— Ma foi, si vous l’aviez vu, camarade, lui dis-je, vous n’éprouveriez pas une semblable crainte… Il est taillé de façon à pouvoir vous briser sur son genou… À cette réponse, tous les Bretons présents se mirent à rire.

— Ah ! briser Robert Lange ! c’est pas possible, ça !

— Eh bien, Robert, continuai-je, réfléchissez ; mais songez que le capitaine m’attend, et moi j’attends votre réponse.

— Dites à turnky qu’il me fiche la paix, voilà tout.

Je m’éloignais content que le Breton n’eût pas accepté le défi du nègre, car Robert, quoique ses camarades eussent l’air de le considérer comme un athlète redoutable, ne me paraissait nullement taillé de façon à pouvoir résister à l’Africain, lorsque je me sentis arrêté par le bras : je me retournai, et je vis Robert.

— Quoi, mon ami, lui dis-je, vous seriez-vous ravisé ?

— Ce n’est pas moi, me répondit-il, ce sont mes pays qui prétendent que l’honneur de la Bretagne est compromis si on laisse partir ce négrillon et qui veulent que je lutte avec lui…

— Mais, vous, acceptez-vous ?

— Puisque les pays le veulent, il faut bien que ça soit.

— Alors, venez avec moi chez le capitaine…

— Capitaine, dis-je une minute après en me présentant devant notre geôlier avec Robert, voici un homme qui accepte le défi porté par le colonel.

Le colonel, à cette nouvelle, ne put dissimuler un sourire de contentement et de triomphe, et il se mit à examiner avec la minutieuse attention d’un connaisseur le champion qui se présentait pour combattre avec son Petit-Blanc. Un mouvement d’épaules presque imperceptible me prouva que cet examen n’était pas en faveur de Robert.

— Avez-vous vu mon nègre ? demanda le colonel au Breton.

— Ma foi non, colonel, mais ça m’est égal.

— Du tout, il faut que vous fassiez connaissance. Suivez-moi.

Nous passâmes alors de la dunette sur le gaillard d’arrière, où notre apparition produisit un vrai coup de théâtre.

— Tenez mon garçon, dit le colonel en présentant le colossal Africain à Robert Lange, voici votre adversaire… Comment le trouvez-vous ?