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tures, nous passâmes à une seconde rédaction bien autrement agréable pour nous, c’est-à-dire au récit des cruautés et des infamies sans nombre que nous avions eu à endurer de la part de notre maître R… Rien ne fut oublié, et notre indignation aidant, le style de ce rapport se trouva à la hauteur de notre infortune.

Choisissant alors, et ce choix ne nous fut que trop facile, un pain détestable parmi ceux que l’on nous avait distribués le matin, nous en retirâmes une partie de la mie et nous y glissâmes le rapport accusateur, puis le pain fut bien rajusté et mis dans une petite caisse non fermée que nous portâmes au capitaine R…

Notre geôlier, après avoir pris lecture du rapport concernant les fournisseurs, rapport qu’il approuva hautement, jeta un coup d’œil sur l’échantillon de pain que nous y joignions, et dont la vue lui arracha un énergique juron contre les gredins qui exploitaient avec tant d’impudeur la misère des pauvres prisonniers français ; puis, faisant clouer la caisse devant nous, il nous congédia en nous promettant qu’avant une heure et le rapport et la caisse partiraient pour leur destination.

Que l’on juge de la joie que nous éprouvâmes lorsque nous vîmes son propre canot quitter bientôt notre ponton emportant avec lui nos deux dénonciations.

Pendant les deux ou trois jours qui suivirent, la bonté de notre geôlier à notre égard loin de se démentir ne fit que s’accroître. Les communications avec la terre nous furent permises, et nous jouissions, relativement à notre état passé, d’une excessive liberté.

Le capitaine R… attendait pour prendre sa revanche de cette bonté qui lui pesait, et pour revenir à son ancienne sévérité, que l’enquête que devait provoquer notre pétition contre les fournisseurs fût terminée.

— Mes amis, nous dit le canonnier Duvert, qui depuis son procès jouissait d’une grande considération à bord du ponton, il ne faut pas nous laisser endormir par les manières patelines et hypocrites du turnky ; je crois que nous ferions mieux d’en profiter. Écoutez-moi bien. Grâce aux facilités que nous avons de communiquer en ce moment avec la terre, je me suis créé certaines relations et certaines intelligences dont nous pourrions tirer parti.

« Mais, avant de poursuivre, je voudrais bien que quelques hommes se tinssent de garde à la porte de la batterie, pour nous garantir de l’espionnage des Anglais et nous avertir de leur présence…

Deux matelots se détachèrent aussitôt de l’auditoire, furent se placer en sentinelle, et Duvert reprit :

— Mes amis, nous dit-il, vous allez peut-être trouver mon projet insensé. Mais souvenez-vous bien que dans les positions désespérées il ne faut avoir jamais recours qu’aux grands moyens… autrement on se perd sans ressource ; les moyens ordinaires employés pour s’évader étant connus, il faut donc que nous cherchions quelque chose de neuf et d’imprévu. Voici, quant à moi, ce que je propose.

« Nous allons achever de creuser tous les trous qui sont en voie d’exécution, et depuis les gentillesses de R… ces trous se sont de beaucoup multipliés, car chacun ne songeait plus qu’à se soustraire à sa tyrannie puis, lorsque dans cinq ou six jours au plus cette besogne sera terminée, nous nous évaderons tous en masse.

— Comment cela en masse ? demanda un prisonnier.

— Eh oui donc, en masse ; c’est-à-dire qu’au lieu de nous glisser furtivement à l’eau, en ayant bien soin d’éviter l’attention des sentinelles, nous piquerons tous notre plongeon, sans plus nous inquiéter des Anglais que s’ils n’existaient pas. Que diable voulez-vous que fassent les factionnaires en voyant pleuvoir des hommes dru comme grêle ? Ils seront tellement surpris par ce phénomène qu’ils croiront rêver, et avant qu’ils aient eu le temps de se remettre, nous serons déjà hors de leur portée. À présent, supposons encore qu’ils nous envoient quelques coups de fusil : eh bien, où serait le grand mal à cela ? Deux ou trois tués et blessés, le reste sauvé. C’est une affaire magnifique…

— Je ne dis pas que cette invention-là soit à mépriser, monsieur Duvert, interrompit un matelot ; seulement, je voudrais bien vous poser une question. Une fois à l’eau, que deviendrons-nous ? Ne serons-nous pas repincés incontinent par les embarcations que l’on enverra à notre pousuite ? …

— Certainement, si grâce à ces intelligences que je possède à terre, et dont je vous ai parlé, quatre yoles ne nous attendaient pas à quelques brasses du ponton pendant toute la nuit choisie pour notre évasion…

— Ah ! si quatre yoles nous attendent… alors c’est tout différent. M’est avis qu’il ne nous reste plus qu’à terminer au plus vite nos trous…

Tous les prisonniers, surtout ceux qui savaient nager, s’empressèrent de donner leur adhésion à ce projet, et l’on convint de se mettre de suite à l’ouvrage. Cette conversation, ou si l’on aime mieux ce complot, se passait vers les quatre heures du soir ; pour ne pas donner l’éveil à nos geôliers, nous remontâmes, quoiqu’il fit un temps détestable, sur le pont.

— Ne vous couchez-vous pas ? dis-je une heure plus tard à un matelot, mon voisin de lit, lorsque le moment prescrit par le règlement pour rentrer dans nos logements fut arrivé.

— Mon camarade, me répondit ce matelot, qui se nommait Duboscq, je reste.

— Êtes-vous donc de faction cette nuit pour protéger nos travaux ?

— Pas le moins du monde ; j’attends que maître Barclay vienne m’ouvrir la porte, car nous avons, lui et moi, une petite affaire de marchandises à traiter ensemble, et nous sommes convenus d’un rendez-vous pour cette nuit…

— Voilà qui est étrange : avec la liberté dont nous jouissons actuellement, qui vous empêchait de terminer votre affaire avec le caporal pendant la journée ?

— Oh ! c’est que ce gredin de Barclay est malin. Il sait que quoique notre turnky ait l’air de nous porter dans son cœur, il ne nous en déteste pas moins pour cela, plus encore qu’auparavant peut-être, et qu’il prend note en lui-même de ceux de ses hommes qui traitent avec nous en nous montrant de la pitié, afin de pouvoir leur faire payer ça plus tard.

« Or, comme Barclay veut être nommé sergent, et qu’il lui faut, pour obtenir ce grade, rester dans les bonnes grâces de son supérieur, il affecte toujours de déployer la plus grande sévérité à notre égard, et ne traite d’affaires avec nous qu’en cachette et à la sourdine.

— À présent, je comprends votre rendez-vous de ce soir !… Mais j’y pense ! N’est-ce pas vous qui avez attiré ce Barclay maudit, en lui proposant de lui vendre des bretelles, dans le piège où il est tombé et qui lui a valu si belle correction ?

— Moi-même ! Avouez qu’il avait bien mérité les honneurs de la savate.

— Il avait mérité la potence ! Mais ne craignez-vous pas qu’il vous garde rancune de cette correction, et que son rendez-vous de cette nuit ne soit une revanche qu’il veuille prendre sur vous ?

— Où voyez-vous là une revanche ? Je ne vous comprends pas.

— C’est fort simple ; qui vous dit que Barclay ne compte pas vous faire surprendre en contravention ? ce qui vous vaudra huit jours de cachot.

— Et lui qui est mon complice… il se dénoncerait donc aussi ?

— Je ne songeais pas à cela ; vous avez raison. N’importe, à votre place je n’aurais aucune relation avec cet homme, qui ne peut avoir oublié l’injure que vous lui avez fait subir… Croyez-moi, d’une façon ou d’une autre, il trouvera le moyen de vous être désagréable…

— Au fait, peut-être avez-vous raison… Oui, en y réfléchissant, il vaut mieux que je rompe tout à fait avec lui… Seulement, comme il est mon débiteur pour une somme de cinq shillings, je le verrai encore ce soir, mais ce sera la dernière fois…

— Mon cher Duboscq, je suis ravi de vous voir suivre mon conseil ; bonne chance !

Sans me préoccuper davantage de cette affaire, je gagnai mon hamac et me couchai. Il pouvait y avoir deux heures que je dormais d’un profond sommeil, lorsqu’une forte détonation me réveilla en sursaut. Je me jetai en bas de mon hamac.

Presque aussitôt un cri de douleur appela mon attention.

— Qui donc a été blessé ? qu’est-ce qu’il y a ? qui a tiré ce coup de fusil ? demandaient de tous les côtés les prisonniers en se bousculant dans l’obscurité.

La réponse sollicitée par ces questions ne se fit pas longtemps attendre. Des gémissements étant partis du fronton de la rambarde de l’arrière de la batterie, nous nous dirigeâmes de ce côté, où gisait l’infortuné Duboscq baigné dans son sang et ne donnant presque plus signe de vie.

Nous allions essayer d’étancher le sang qui coulait à gros bouillons d’une affreuse blessure qu’il avait reçue en pleine poitrine lorsque les Anglais, munis de lanternes sourdes et ayant leurs armes prêtes à faire feu, entrèrent en foule dans la batterie et s’emparèrent de lui.

— Mes amis, nous dit Duboscq d’une voix éteinte, vengez moi… mon assassin est Barclay…

Le lecteur se rendra facilement compte de l’émotion que cet événement tragique nous causa : le reste de la nuit se passa pour nous sans sommeil. Le lendemain matin notre geôlier, l’infâme R…, nous apprit que notre pauvre camarade était mort, et il nous réprimanda ensuite avec une douceur à laquelle il ne nous avait pas habitués, et qui dut lui coûter beaucoup, sur nos tentatives réitérées d’évasion.

En vain lui répondîmes-nous que Duboscq n’avait jamais eu une pareille pensée ; que sa mort constituait non pas une répression, mais bien un horrible assassinat, et que nous étions en mesure de prouver cette assertion ; en vain lui demandâmes-nous de faire arrêter l’infâme Barclay, il resta sourd à nos accusations et à nos prières et se contenta de nous conseiller de renoncer à nos projets de fuite. Voyant nos plaintes ainsi repoussées, nous jurâmes de venger notre malheureux ami sur la personne de son assassin.

Quatre jours plus tard, les préparatifs de la grande évasion que nous projetions se trouvant terminés, il fut convenu qu’à la nuit suivante nous tenterions notre périlleuse aventure.

Je ne puis dire le désespoir qu’éprouvaient les prisonniers qui ne savaient pas nager, en songeant qu’il leur était impossible de partager nos dangers et nos espérances ; je dois également avouer que beaucoup