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— Vous vous sauvez demain, capitaine ? répéta le matelot avec ébahissement.

— Oui, ou du moins je tenterai l’aventure. Écoute-moi avec attention, car je compte sur ton concours… C’est demain que le petit bâtiment qui apporte au Protée ses provisions d’eau doit venir…

— Tiens, c’est vrai : ça me rappelle même que je suis de corvée pour hisser les barriques.

— Tu es de corvée, cela tombe à merveille ! s’écria le capitaine radieux. Voici mon projet : je veux, ce soir, me glisser dans une des barriques vides que le navire remportera avec lui ; j’y resterai blotti jusqu’au milieu de la nuit suivante ; puis, une fois que l’équipage anglais sera endormi, j’en sortirai sans bruit, et, m’emparant alors du petit canot attaché le long de leur bord, je gagnerai la terre… Que penses-tu de ce projet ?

— Je pense, camarade, s’écria Bertaud, dont le visage reflétait à la fois l’expression de l’étonnement et celle de l’admiration ; je pense, sauf toujours le respect que je vous dois, que c’est là une folie qui vous coûtera la vie, si vous vous obstinez à suivre cette idée. Il y a vingt chances à parier contre une seule que vous ne réussirez pas.

— Qu’importe que j’aie vingt mauvaises chances contre une ? pourvu qu’il m’en reste une bonne… cela suffit…

— Cependant, capitaine, si l’on mettait dans un chapeau vingt billets noirs et un seul blanc, et que l’on vous dise : Tirez-moi ça au hasard ; si vous empoignez le blanc, vous devenez libre ; si c’est un noir, on vous fusillera ; je ne pense pas que vous accepteriez ce marché.

— Oui, j’accepterais, dit le prétendu gabier d’une voix sourde et concentrée, et à cela je n’aurais aucun mérite ; car je sens que ma captivité me tuerait bientôt, si je la subissais plus longtemps. Et puis, il faut que je sois libre, entends-tu et comprends-tu bien, Bertaud ? je dis, il faut. Une affaire de cœur m’appelle en France.

Le capitaine se tut pendant quelques secondes ; puis, levant au ciel un regard brillant d’un feu sombre, un regard d’une éloquence bien supérieure à celle de toute parole :

— Et la vengeance, reprit-il en s’adressant à Bertaud et à moi, ne la comptez-vous donc pour rien ? Vous figurez-vous que les insultes que j’ai subies depuis dix-huit mois, et qui se sont accumulées sur mon cœur, me laissent goûter un insoucieux repos ? Dieu m’avait fait bon, les Anglais m’ont rendu cruel. Il me faut du sang… beaucoup de sang !… Ah ! malheur à l’ennemi qui se trouvera devant ma frégate !… je serai sans pitié.

Honteux de cette explosion d’une colère longtemps concentrée que venait de lui arracher la souffrance, M. Thomas garda pendant quelques secondes le silence.

— Mon ami, reprit-il bientôt d’une voix calme et en souriant tristement, reprenons une conversation dont j’ai eu tort de m’écarter. Avant tout, je vous remercie et de l’intérêt que vous me témoignez et de vos conseils : mais, je vous le répète, ma résolution est irrévocablement arrêtée. Il ne s’agit plus que d’une chose, savoir si, oui ou non, vous pouvez et vous voulez m’aider ?

— Ah, capitaine, m’écriai-je d’un ton de reproche, est-il possible que vous mettiez un seul instant en doute notre dévouement ?

Après une longue conversation nous finîmes par arrêter notre plan. Il fut convenu que nous marquerions, dans la journée, d’une légère entaille faite au couteau la barrique que le capitaine choisirait pour se cacher ; puis, que le lendemain, grâce à ce signe de reconnaissance nous la hisserions nous-mêmes avec toutes les précautions possibles, d’abord sur le pont, et la descendrions ensuite dans la barque anglaise. Cette résolution arrêtée, nous nous séparâmes par excès de prudence.

— Mes amis, nous dit le capitaine en nous serrant chaleureusement la main, si je réussis dans ma téméraire entreprise, soyez persuadés que je n’aurai ni trêve ni repos jusqu’à ce que je sois parvenu à vous échanger à la mer contre des prisonniers anglais. Si je succombe…

— Ah ! ne dites point de pareilles choses, capitaine, s’écria Bertaud qui en sa qualité de Breton était doué d’une grande superstition, cela porte malheur.

Il me fut impossible, pendant toute la nuit, de goûter un moment de repos : j’étais d’une inquiétude extrême.

Enfin, le moment fatal arriva. Vers les dix heures on appela les hommes de corvée dont c’était le tour de marcher. Je ne puis dire l’émotion profonde que j’éprouvai lorsque, après avoir hissé les barriques pleines d’eau, nous les remontâmes sur le pont pour les rembarquer de nouveau à bord du petit bâtiment anglais. C’était en vain que, dans la crainte peu fondée d’ailleurs d’éveiller les soupçons, car qui eût pu se douter d’un pareil stratagème, j’essayai de prendre une contenance indifférente ; malgré mes efforts, mon regard se reportait sans cesse, sans pouvoir s’en détacher, vers une barrique placée près de moi et marquée d’une entaille, celle où se tenait blotti le capitaine.

Certes, mon cœur battit plus fort quand on nous donna l’ordre d’affaler ces barriques dans la barque anglaise, que la première fois que je me trouvai au feu. Cette opération se faisait au moyen d’une grue qui mettait en mouvement un grand croc.

Bertaud, lorsque la plupart des barriques furent descendues et arrimées, et qu’il ne restait plus à placer que la dernière rangée, c’est-à-dire celles qui se trouvaient audessus de toutes les autres, Bertaud, dis-je, se rapprocha d’un air indifférent de moi ; et attachant le croc à la barrique où se tenait caché le capitaine, nous lui fîmes subir, mais avec quelle précaution ! la même opération qu’aux autres. Mon cœur battit à se rompre lorsque je la vis atteindre le petit navire anglais.

Une heure plus tard la barque, abandonnant notre ponton, se dirigeait vers la terre ; jusqu’alors le premier acte du drame avait réussi.

Je passai le reste de la journée dans des transes mortelles. À chaque instant il me semblait entendre des coups de fusil et des cris : dans chaque bateau qui sillonnait la rivière, je croyais apercevoir M. Thomas garrotté et sanglant que les Anglais ramenaient à bord du Protée. Enfin, grâce à Dieu, la nuit arriva sans que rien pût nous donner à supposer que l’évasion du hardi capitaine fût connue.


III


Ingratitude – Complot de désertion – Ressources de Bertaud – Sacrifices – Mon professorat – Assassinat – Guérison de Bertaud


Pendant près d’une semaine je comptai avec Bertaud les heures, les minutes, les secondes. Chaque journée qui s’écoulait nous apportait une joie extrême et redoublait nos espérances.

— Ma foi ! me dit le Breton, je commence à croire que le camarade Thomas a eu raison, n’est-ce pas ?

— Dame ! tout nous le donne à supposer.

— Tu trouves ! Une idée ! Pourquoi ne l’imiterions-nous pas ? Qui donc nous empêche de suivre son exemple ?

— Mais le fait est, Bertaud, que tu as raison. Nous recauserons de cela.

— Eh bien ! c’est dit, nous en recauserons, et le plus tôt possible.

Hélas ! deux jours plus tard, lorsque le petit bâtiment chargé de nous apporter nos provisions d’eau se présenta, je remarquai, avec la plus vive surprise, qu’avant de nous faire rembarquer les barriques vides les Anglais les examinaient une à une avec la plus grande attention.

— Que penses-tu de cela, camarade ? demandai-je à Bertaud.

— Je pense, cher ami, que la mèche est éventée et la farce connue. Faut croire que le capitaine, dans la joie de la liberté et du triomphe, aura bavardé, et que les espions que ces canailles d’Anglais ont en France auront eu vent de la chose et les auront avertis…

— Et nous ! que faut-il faire ?

— Attendons encore un peu ! Peut-être que le capitaine nous fera bientôt échanger, comme il nous l’a promis !

— Attendons, puisque tu le veux ; mais je t’avertis que, si d’ici à