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LES BELLINI.

lui était réservé, et Gentile lui consacra le meilleur de son génie. Il s’y montre supérieur à Carpaccio lui-même dont on ne peut s’empêcher d’évoquer ici l’œuvre correspondante : Le Patriarche de Grade exorcisant un possédé, avec vue du Grand Canal et du vieux Rialto (à l’Académie).

Jamais l’atmosphère du décor vénitien n’a été traduite d’une manière plus pénétrante. Les palais roses et jaunes se reflètent dans l’eau verte du canal et leurs hautes cheminées, en forme de calice, s’épanouissent sur le bleu profond du ciel. Dans la chaude lumière de l’après-midi d’été, le pont de marbre couvert de frères met une tache brillante, tandis que, dans l’ombre de l’avant-plan, nobles et bourgeois, en vêtements sombres, se tiennent groupés sur le quai.

Mais, encore une fois, on ne peut juger l’œuvre d’un primitif, tel que Gentile, qu’en se faisant une âme de primitif. Suivant certains critiques modernes, qui eussent sans doute voulu voir convertir cette scène en un bain de natation aux anatomies précises et mouvementées, l’artiste, se trouvant incapable de traduire l’agitation de la foule, trouva plus commode de la faire s’agenouiller sur les quais, les mains jointes pour la prière. L’esprit moderne conçoit difficilement que la recherche d’une relique diffère essentiellement du repêchage d’une bourse, car il n’attribue pas plus de valeur à l’une qu’à l’autre. Mais Gentile croyait au miracle qu’il raconte ; la croix flotta pour lui à la rencontre d’Andréa Vendramin, et voilà pourquoi il place si peu de nageurs dans le canal et tant d’hommes et de femmes en prière sur ses rives.