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Ployé sous ton fardeau de honte et de misère,
D’un exécrable mal ne vis pas consumé :
Arrache de ton sein la mortelle vipère,
Ou tais-toi, lâche, et meurs, meurs d’avoir trop aimé[1] !


Leconte de Lisle n’en devait pas mourir. Celle dont l’abandon nous valut cette suite de poèmes désolés n’était pas digne qu’un grand esprit fût sacrifié pour elle ; car elle était toute matière, de belle mais vile argile, et, pour ne pas lui donner ici plus de place qu’elle n’en mérite, je me contenterai de la laisser entrevoir à travers les épithètes bien ou mal sonnantes que décochait à son adresse Bermudez de Castro.

Bermudez n’a jamais démenti l’affection vive qu’il avait vouée du premier jour à Leconte de Lisle et que celui-ci lui rendit très sincèrement. Récemment revenu d’exil, il avait l’âme trop castillane pour ne pas épouser vigoureusement les rancunes de ses amis, et, comme chez lui le langage reflétait constamment la force des sentiments, il s’en alla, faisant résonner ses doléances à tous les coins du quartier où Leconte de Lisle était tant soit peu connu :

— Pour une vieille cocotte, il se ferait mourir, mon pauvre de Lisle; pour une gueuse… une guenippe… une rousse-cagne… Je la connais… je l’ai vue, monsieur… elle n’a jamais valu l’eau bénite répandue pour son baptême.

Les saillies du fidèle Bermudez ne furent pas inutiles pour ramener le sourire sur les lèvres de Leconte de Lisle. Avec le sourire revint l’apaisement qu’exprime un petit poème datant du même cycle désespéré : Les Rêves morts[2].

Et cette grande détresse doit prendre place à l’époque où Louis Ménard était encore hors de France. À peine rentré, Ménard, pour faire oublier sa littérature poli-

  1. La vipère. (Poèmes barbares.)
  2. Poèmes barbares.