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Mais ce spectre, ce cri, cette horrible blessure ?
Cela dut m’arriver en des temps très anciens.
Ô nuit ! Nuit du néant, prends-moi ! — La chose est sûre :
Quelqu’un m’a dévoré le cœur. Je me souviens[1].


Et désormais il est un des damnés de l’amour, car il ne peut chasser l’image des ivresses passées. Le spectre est là qui darde ses prunelles :


Ces magnétiques yeux, plus aigus que des lames,
Me blessent fibre à fibre et filtrent dans ma chair[2].


Et son cœur lui semble brisé pour la dernière fois[3]. Alors il considère avec angoisse le supplice de vivre[4], car, au fond de lui-même, il se sent faible et se laisse gagner de pitié douloureuse pour cette défaillance :


Ô cœur de l’homme, ô toi, misérable martyr,
Que dévore l’amour et que ronge la haine,
Toi qui veux être libre et qui baises ta chaîne[5].


Cœur torturé qui pleures et qui gémis en vain :


Tais-toi. Le ciel est sourd, la terre te dédaigne.
À quoi bon tant de pleurs si tu ne peux guérir[6] ?


Cependant la honte le redresse. Il se crie à lui-même d’en finir avec ses bruyants transports ou d’en finir avec la vie :


Mais si l’amer venin est entré dans tes veines,
Pâle de volupté pleurée et de langueur,
Tu chercheras en vain un remède à tes peines :
L’angoisse du néant te remplira le cœur.


  1. Le dernier souvenir. Poèmes barbares.
  2. Les spectres. (Idem.)
  3. La mort du soleil. (Idem.)
  4. Les oiseaux de proie. Poèmes antiques.
  5. Fiat nox. Poèmes barbares.
  6. Le vent froid de la nuit. (Idem.)