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innocentes critiques, admises à titre réciproque, animaient la causerie sans en altérer la gaieté franche ; mais il ne fallait pas qu’elles s’égarassent sur le compte du beau poète préféré ; car une jolie voix de poulette coquetante rappelait bien vite que ces critiques-là seraient mal accueillies par la jeune maîtresse de la maison.

Une autre sœur d’un compagnon fidèle, sinon du plus fidèle, ne fut pas moins sensible au charme sévère de Leconte de Lisle. Sous le regard de sa mère, un regard qu’elle savait consentant, elle causait un soir avec lui, le prince de ses beaux songes, et poussée par l’inquiétude, obéissant au fiévreux désir de se rassurer, elle ne put contenir un éclat. Devant une insignifiante contradiction, elle s’écria :

— D’ailleurs, je sais que vous ne m’aimez pas.

— Comment pouvez-vous dire une pareille chose ? Au contraire, je vous aime beaucoup.

Alors elle eut ce cri d’un cœur frappé, ce cri qui porte en soi toute la psychologie de l’amour :

— Oh ! pourquoi beaucoup ?

Et ce qu’elle exprimait en ces trois mots, la tendre intuitive, c’est que le véritable amour n’a pas de ces degrés. Il est intégral et total ou n’est pas. Un peu, beaucoup, passionnément se trouve bien près de pas du tout dans la réponse de l’oracle que les fillettes interrogent sur les pétales de la pâquerette. Hélas ! pourquoi beaucoup ? C’est que l’amitié seule répondait à l’appel de l’amour.

Je glisse sur des incidents de passion plus heureuse, mais moins sage ou moins permise, et, sans insister sur la cruelle trahison à laquelle j’ai fait allusion, je dois cependant y consacrer quelques lignes parce qu’elle jeta Leconte de Lisle dans un tel état d’anéantissement que ses amis furent réellement inquiets. Il ne se reprit que pour clamer sa détresse en des poèmes empreints d’un désespoir farouche :