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quefois, Baudelaire s’offrant aux dépens de ses intimes des facéties à froid dont ce n’était pas toujours facile de se garantir. Par exemple, il arrive chez Leconte de Lisle, dit qu’il a commencé je ne sais quelle ode dont les deux premières strophes sont parfaitement venues. Il se plaint de ne pouvoir mener à bien les suivantes, puis, avec des insinuations perfides, il ajoute :

— Tirez-moi de là, mon bon de Lisle.

Débitée sur un ton d’innocente véracité, la farce pouvait aisément être prise au sérieux. Si Leconte de Lisle eût fait une réponse de consentement vague, s’il eût dit seulement : « Voyons cela », Baudelaire se serait gaussé de la belle manière. Sorti de la maison, il aurait diaboliquement ri du cher confrère qui se croyait capable d’être plus habile que lui. Leconte de Lisle évita le piège en déclarant qu’il avait assez de mal à faire ses propres poèmes sans rien entreprendre aux poèmes des autres ; mais des petites scènes artificieuses, renouvelées dans le même genre tentateur, provoquèrent une rupture qui dura plusieurs années.

Entre temps Leconte de Lisle fit paraître son premier volume de vers, qui fut nécessairement peu répandu. Pour être écoutée du monde, la lyre doit résonner à l’heure propice. Se présentant avec des visions antiques en un temps tout occupé de modernisme, il ne fut ni lu, ni compris. Alors, fatigué de poursuivre la gloire qui le nargue telle qu’une coquette maligne, il aspire à reposer son rêve en des bras plus sensibles. Il revoyait fréquemment aux soirées des Jobbé la jeune parente Anna, qu’il avait pris l’habitude d’accompaguer au hasard des chemins solitaires, sous la forte inspiration de la nuit ; et dans son cœur ballotté de vide, à la place des vains espoirs envolés, avait pénétré l’essaim des désirs qui, las de voltiger, se fixent. Toutefois, pour la concordance des dates avec les faits, je démêle assez mal mon embar-