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dans la conversation, il appelait « le premier de tous les malfaiteurs », Leconte de Lisle oppose les reproches du premier des grands sacrifiés. Maudit, errant et voué sans miséricorde à la réprobation des siècles, Qaïn se plaint d’avoir été choisi pour naître meurtrier, avec l’envie fatale au cœur. Pourquoi sur lui cette effroyable prédestination ; car, bien avant les temps, son crime était prévu, son crime auquel il ne devait pas se soustraire selon le plan du Créateur ? Et de quoi peut-il être coupable ? Est-ce lui qui s’est fait ? A-t-il seulement réclamé de vivre et, par-dessus tout, quelle part a-t-il prise à la Création dont il était une des victimes prédéterminées ?


Pour que la fange vive,
Ai-je troublé la paix de l’éternel sommeil ?

Ai-je dit à l’argile inerte : Souffre et pleure !
Auprès de la défense ai-je mis le désir,
L’ardent attrait d’un bien impossible à saisir
Et le songe immortel dans le néant de l’heure ?
Ai-je dit de vouloir et puni d’obéir ?


Jamais les rythmes de Leconte de Lisle ne se déroulent plus amples et plus sonores que lorsqu’il flagelle la primordiale iniquité, l’implacable loi du désir héréditaire. On comprend donc assez mal la réflexion d’un jeune critique[1], au dire duquel il n’aurait tiré du bouddhisme qu’un petit air de musique exotique, une fantaisie de lettré. Qui donc a décrit mieux que lui le néant de ce monde,


Où le fourmillement des hommes et des bêtes
Pullule sous le vol des siècles irrités ?


Qui donc a su peindre avec une telle force d’expression la fatale existence des races qui, d’âge en âge et dans la stupide horreur de leur destin, suc-

  1. Jules Tellier, Nos poètes.