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Sans cette préparation, on reste insensible à des beautés que la richesse des images, l’éclat des sons et l’étrangeté des noms étouffent sous leur cliquetis déconcertant.

Le premier quart, la plainte des brahmanes gémissant sur leurs angoisses, fut accueilli par un silence qui devint frigide au second quart, lorsque la déesse, la belle Ganga, la Vierge aux boucles d’or fluides, surgit devant les trois sages et leur révèle le chemin de la perfection par delà les lacs bleus, au sublime sommet du Kailaça. Puis, tandis que les sages, tout en chantant leurs hymnes mystiques, font l’ascension du mont sacré afin d’atteindre au séjour bienheureux, le froid de l’assistance se prit à se figer. Et les sages montant encore, aux approches du trône éternel, alors que les célestes chœurs célèbrent les hauts faits de Bhagavat, alors que les doux Kinnaras, les divins musiciens, s’accompagnent sur leurs flûtes d’ébène et leurs vinàs d’ivoire, ce ne fut plus de la glace, les dames parurent pétrifiées.

Et cette pétrification avait gagné Leconte de Lisle. Il demeurait stupide, au milieu des auditrices qui n’avaient même pas la force de lui faire l’aumône des quelques applaudissements, tribut de pitié qu’on accorde à la moindre romance la plus pauvrement chantée. Jobbé ne lui portait pas secours, ayant, comme tous les excessifs, perdu ses moyens dès que l’occasion ne les exaltait plus. Jacquemart n’allait pas condescendre à tirer par la main un pauvre homme qui s’enfonce. Seul de Flotte eut l’énergie de rompre le charme. Il s’avança vers Leconte de Lisle et lui dit sur un ton que l’émotion rendait plus cave : « Cher ami, pardon, ce n’est pas une tuile, c’est toute une cheminée que je vous ai fait tomber sur la tête. »

De fait Bhagavat n’était pas un poème à lire devant un public féminin, fort peu préparé par la nature à goûter des beautés théogoniques. Sans doute le mythe de Bhagavat, forme essentielle de Krishna,