Page:Calmettes - Leconte de Lisle et ses amis, 1902.djvu/44

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mission à Dinan avait commencé sa désillusion ; il s’était fait sur le personnel du parti l’opinion la plus défavorable et sa complexion de révolutionnaire exclusivement cérébral le confirmait dans cette sensation encore vague d’aversion matérielle et de désistement.

Il fut donc un émeutier fort peu redoutable ; toutefois, regagnant paisiblement son logis, le deuxième ou le troisième soir de la bataille, et passant par une des petites rues du faubourg Saint-Germain, rue Taranne ou du Vieux-Colombier, il fut assez maltraité par une patrouille de gardes nationaux qu’il rencontra. Correct et décemment mis, il ne fut pas péremptoirement reconnu comme insurgé ; mais les braves protecteurs de l’ordre, craignant de laisser sans punition un coupable et cependant ne voulant pas arrêter un innocent, prirent un parti moyen. À coups de crosse dans les reins, ils abattirent Leconte de Lisle sur le trottoir. Il se releva meurtri, ne put rentrer chez lui qu’à grand-peine, resta couché trois jours et conçut contre tous les suppôts de pouvoir un redoublement de colère assez excusable.

Une amie de déclin, une grande dame qui s’est cachée sous le pseudonyme Jean Dornis et qui n’approcha Leconte de Lisle qu’aux années finissantes, lui a consacré dans la Revue des Deux Mondes quelques pages de Souvenirs. Elle y rapporte qu’il fut arrêté, jeté pour quarante-huit heures en prison, qu’il put ne pas se séparer de ses livres et qu’il continua, pendant les deux mortels jours de détention, la traduction de l’Iliade qu’il avait commencée.

Je conçois mal, après trois jours de bataille, au cours d’une rigoureuse répression, alors que douze mille prisonniers furent pousés pêle-mêle dans tous les trous vides, caves, souterrains ou casernes, je conçois mal cette exception relativement douce en faveur de Leconte de Lisle, qu’on nous représente lisant placidement Homère, tandis que des milliers