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Au quatrième acte de Britannicus, Néron, n’ayant pas encore dépouillé complètement l’honnêteté de ses premières années, hésite à s’engager dans le crime, il songe au renom d’honneur qu’il est près de perdre, au mépris dont il va charger sa mémoire ; alors son affranchi Narcisse qui le pousse au meurtre et qui veut vaincre ses scrupules lui montre le peu de cas qu’il doit faire de l’opinion puhlique. Que sont les Romains ? Des esclaves du pouvoir, trop avilis pour ne pas applaudir ou tout au moins se taire :


Au joug depuis longtemps, ils se sont façonnés ;
Ils adorent la main qui les tient enchaînés.
Vous les verrez toujours ardents à vous complaire ;
Leur prompte servitude a fatigué Tibère.


Quiconque ne sentait pas la force expressive du dernier vers était coté mauvais juge en poésie. De douze syllabes Racine n’a-t-il pas fait un tableau de grande peinture, car, en six mots, il ressuscite ce siècle honteux de l’adulation : les consulaires, les anciens préteurs, les sénateurs se dressant à l’envi pour présenter des motions si bassement serviles que le César, farouche ennemi des libertés publiques, le prince équivoque et subtil, indifférent aux vanités, aux honneurs, mais très avide d’autorité sinon de titres, le sévère et dédaigneux Tibère, éprouve en face de ces lâches complaisances un dégoût qui va jusqu’à la saturation. Politique avisé, fin ironiste et grand mépriseur d’hommes, Tibère se dérobe au flot montant, à l’abject remous des flatteries turpides qui l’abreuvent d’écœurement. Romains dégénérés, race de prosternés et de prostitués,


Leur prompte servitude a fatigué Tibère,


Cette belle concision, qui semblait à Leconte de Lisle l’essence même de la formule poétique, est tombée