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intuition. De même, en amitié, ses grandes ardeurs se trouvaient le plus souvent contrariées par un manque de mesure dans leur réalisation. Jaloux de ses amis comme d’une maîtresse, il ne supportait pas qu’ils eussent d’autres affections que la sienne ; il leur faisait des scènes, à la manière des femmes, en cherchant des prétextes à côté. Ce n’était pas sa seule tendance féminine. D’anciens camarades se le rappellent un peu sale dans sa tenue ; ce put être à l’époque d’une brouille avec son père ; car, dans le même moment, privé de toutes autres ressources, il resta sans domicile et dut, pour déjeuner, accepter l’invitation de moins pauvres que lui ; mais, en temps ordinaire, dès que les heures devenaient pour lui moins incertaines, il se montrait plutôt vain de sa toilette, se regardait en passant devant les glaces des magasins et sacrifiait aux apparences plus d’argent qu’il n’en gagnait.

Petites faiblesses ! En dépit d’elles, son fond de nature était réellement sympathique. Auxiliaire dans les bureaux de la ville de Paris et ne possédant que ses douze cents francs d’appointements, Jules Andrieu s’était marié bravement, en honnête homme qui ne salit pas l’amour par des calculs d’argent. Doué de bravoure et comme il était borgne, lorsqu’il croyait qu’on pût le récuser pour une affaire d’honneur en sa qualité d’infirme, il disait sans forfanterie : « Je n’ai qu’un œil, mais il est bon. » D’action républicaine, affilié même à l’Internationale, il avait su s’attacher des amis très dévoués et dans tous les partis depuis Mario Proth, qui fut son puissant soutien auprès de Gambetta jusqu’à Mayol de Lupé, le porte-voix du comte de Chambord. Ainsi ses dons étaient tels que, malgré ses côtés difficiles, on pouvait attendre beaucoup de lui. Du moins on ne doutait pas qu’il prit rang et même bon rang autour de Leconte de Lisle, sur le génie duquel son jugement devança celui de la jeunesse de son temps. C’est par lui que plusieurs des