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proche et du non-concret, cela mène à la folie ». Puis, s’apercevant qu’il avait dépassé la limite permise, il reprit. « Je dis cela pour ceux qui vont vous suivre ; » mais le coup avait porté. Brusquement l’atmosphère s’était faite lourde dans le salon, Mallarmé se trouvait au milieu, sur un siège bas, je crois un pouf ; les autres familiers faisaient cercle sur des fauteuils ou des chaises ; ils restaient interdits. Seul Mallarmé ne parut pas atteint. Très posé, très sobre de mouvement, irréprochable dans la froideur, il reçut l’injure comme un fakir en prière peut accueillir la pluie qui tombe, sans en être seulement dérangé. Pour un barbare qui venait troubler d’une grossière clameur des délicatesses auxquelles les élus seuls peuvent être sensibles, il n’allait pas quitter son calme dédaigneux. Il ne releva ni ne baissa le front, tint son regard très droit, fit quelques tours de tête indifférents et, tandis que Leconte de Lisle, sans se départir des convenances imposées au maître de maison, pinçait les lèvres finement, il sembla reprendre son rêve qu’un rustre avait interrompu.

Peu de poètes ont été plus attaqués que Mallarmé, Traité par les uns de « songe-creux qui se grise d’aberratif », par les autres de « paralytique général avec déviation du sens génésique en poésie », il n’opposait aux blasphèmes que le silence. Les esprits faibles ou légers jugèrent plus aisé de le bafouer que d’essayer de le comprendre ; mais leurs railleries et leurs outrages se heurtèrent à sa résignation d’illuminé ; car il eut vraiment cette faculté des contemplateurs intensifs et pourtant inertes, qui laissent leur corps s’abîmer dans la torpeur du rêve, comme les fumeurs d’opium et de haschisch, alors que leur esprit tourne et retourne dans les cercles giratoires d’une obsession d’idées. Et, pendant que leur cerveau se livre à l’incessant labeur de l’écureuil en cage, absorbés par leur automatisme mental, ils oublient le monde extérieur, ses mesquineries et ses atteintes. Ainsi, par