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dépourvus de sens apparent et dont je parlerai plus loin en parlant de Mallarmé.

Or, le soir où France lut son article sur l’essence objective de la poésie, le débat s’ouvrit sur cette question passionnante pour le cénacle et, tandis que les moins hardis restaient indécis devant le silence de Leconte de Lisle, un des habitués, violent dans l’apostrophe, crut devoir élever la voix sans ménagements : « Si la poésie, s’écria-t-il, n’est vraiment qu’une traduction verbale des images réelles et ne transpose pas en formules d’idéal ses notations et ses sensations ; si elle se contente de décrire les apparences matérielles de la nature sans qu’une intervention cérébrale l’aide à mettre les choses au point de rayonnement spécial, sous l’angle lumineux qu’elles occupent dans le grand ordre de l’univers ; si elle abdique cette faculté du plus haut discernement qui résume, abstrait et totalise, et si, s’arrôtant aux moindres limites, elle se ferme à l’infini sans avoir l’ambition de connaître et de traduire l’âme de l’àme du monde, alors elle se dépouille volontairement de son plus noble privilège ; elle renonce à la souveraine mission de composer avec les images perçues de plus nobles, de plus belles, de plus vastes images ; purement descriptive, réduite à ses énumérations, elle ne fait pas autre chose que de tenir en quelque sorte le cadastre de l’Univers. Pour faire fonction de poète on n’a plus besoin de posséder qu’une faculté moyenne, quelque chose comme le degré supérieur de la mémoire. » Et, n’abandonnant rien de sa riposte, le virulent contradicteur terminait par cette constatation : « Oui, si vraiment, ainsi que France vient de nous le faire entendre, la poésie n’est qu’une vibration de l’œil du poète réfléchie sur le papier ; si, pour en tirer les plus beaux effets, il suffit d’avoir dans la cervelle quelques plaques sensibles, alors Heredia, le plus étonnant réflecteur d’images, serait aussi le plus grand de nos poètes ».

Leconte de Lisle avait écouté la tirade sans mar-