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robe et du pantalon. » L’apostrophe était brutale et d’autant plus embarrassante. Leconte de Lisle serrait les lèvres ; les modestement vêtus cachaient leur contentement. Seul Heredia souriait en son insouciante légèreté que rien n’altère et que la fâcherie n’atteint pas. L’autre avait vainement dépensé sa mitraille sans rien faire perdre à l’adversaire de la belle assurance qui caractérise l’homme du monde avec lequel, quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse, on ne peut avoir que des rapports courtois.

Ce qui pouvait exciter contre leur élégant camarade la verve des moins favorisés, c’est que, payant de fortes notes à son tailleur, il n’avait pas de surplus à dépenser avec eux. Au sortir de chez Leconte de Lisle, le samedi, ou de chez Catulle Mendès, les mercredis, ils allaient terminer les causeries en soupant souvent jusqu’au matin. Heredia s’imposait de ne pas partager ces petites débauches pourtant toutes littéraires. « Je n’ai pas un rotin », s’écriait-il avec sa verve expansive, tout en tapant crânement sur son gousset, et les autres, agacés de cette réserve persistante qui leur semblait un manque de familiarité camarade, échangeaient des regards entendus ; puis ils se résignèrent à n’y plus faire attention.

Un soir, ce fut plus tard en 1869, on avait parlé chez Leconte de Lisle du roman d’Aloïsius Bertrand, Gaspard de la Nuit. Bertrand, qui ciselait la prose comme les vers et qui s’efforçait de produire avec les mots des effets de calcul harmonique, était mort à l’hôpital sans avoir vu l’impression de son manuscrit. Enfoui depuis dix ans dans les cartons de Renduel, éditeur de la jeune Pléiade, ce manuscrit en avait été tiré par de pieux amis, au nombre desquels David d’Angers s’était montré le plus actif et le plus fidèle ; une édition posthume, qui ne fut pas mise dans le commerce, l’avait sauvé du néant et c’est elle qui, vingt-sept ans plus tard, permit à Poulet-Malassis de le faire connaître au public par une réimpression que