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Mme de Keraniou, qu’on appelait grand’mère, sans qu’elle eût réellement droit à ce titre[1]. La famille, quand elle arriva, possédait un avoir de dix mille livres de rente, solidement établies sur des terres ; mais le père Villiers, hanté d’une folie placide, la folie des grandeurs par l’or, se prit d’hallucination pour les colossales affaires ; il devint vite la proie des chevaliers d’industrie. Lorsqu’ils lui proposaient une de ces affaires, si brillante qu’ils eussent cru pouvoir la supposer sans verser dans l’absurde, s’ils le voyaient hésiter, ils n’avaient qu’à forcer le nombre des zéros ; ébloui, le père Villiers ne résistait plus. Sur une succession en Hollande de vingt millions, sur les galions de Vigo, sur d’autres que j’oublie, des parts fantastiques devaient lui revenir. On lui fit croire qu’il allait les toucher, à commencer par un acompte de vingt-cinq millions.

— Ce n’est qu’un début, dit-il, un jour que des amis en causaient avec lui.

— Début dont vous pourriez vous contenter, réplique l’un d’eux.

Mais le père Villiers, qui reste perdu dans son éblouissement, ajoute en se frottant victorieusement les mains :

— Et j’espère bien que ce sera tous les mois.

Et sa femme et la vieille Mme de Keraniou n’émettaient pas un doute sur la réalisation de pareilles espérances ; elles épousaient sa chimère. La famille, en attendant les châteaux, s’était installée dans un appartement meublé rue Saint-Roch, au prix de quatre cents francs par mois ; mais, à part cet excès inutile de loyer, elle ne faisait pas de sérieuses dépenses ; tout le plaisir qu’elle se donnait consistait le soir dans

  1. Douée d’une vivacité tout à fait extraordinaire, malgré ses quatre-vingts ans passés, la vieille dame avait son chapeau sur la tête dès son lever et le gardait pour être prête à sortir jusqu’à l’heure du coucher.