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ne leurrait personne, sinon lui-même. À l’une des redoutes données par Arsène Houssaye, il se promenait en portant, ostensiblement tourné du côté du fond, son claque timbré d’armes mirifiques ; il en appuyait le bord sur le revers gauche de son habit, afin de souligner à la boutonnière une large rosette noire et moirée, la rosette des commandeurs d’honneur de l’ordre de Malte. Barracand, l’excellent Barracand, dont je parlerai bientôt et qui, Dauphinois de terroir, tient de sa race le souci de n’avoir jamais l’air d’être dupe, ce qui ne l’empêche pas de l’être autant et plus qu’un autre, Barracand rencontre Villiers et le félicite sur un ton d’enjouement gentiment moqueur.

— Bravo ! Mais où se procure-t-on ces jolies choses ?

— C’est moi qui les donne, répond Villiers qui, de ce chef, en souvenir de son ancêtre Philippe Villiers de l’isle-Adam, s’instituait le dernier grand-maître de l’ordre de Malte.

Depuis 1805 la grande maîtrise restait en déshérence, remplacée par une simple lieutenance. Villiers pouvait donc se l’arroger sans faire tort à personne ; mais, lorsque le pape Léon XIII la rétablit en principe en 1879 et la consacra définitivement par un bref en 1888, ce fut un cardinal de Santa Croce, non Villiers, qui profita de cette restauration. Il imaginait cependant pouvoir y prétendre par droit ancestral, puisque son illustre aïeul, Philippe, quarante-troisième grand-maître dans l’ordre numérique et le premier par le rang de gloire, avait soutenu contre les Turcs de Soliman un siège héroïque, avait transféré l’ordre de Rhodes à Malte, puis était mort de chagrin en voyant les chevaliers continuer à se livrer aux pires désordres dans leur nouvelle demeure, comme ils s’y livraient dans l’ancienne.

Et qu’on n’attribue pas cette prétention de Villiers à quelque badinage passager. C’était chez lui presque un besoin de monomane, un penchant insurmontable