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ou d’artificieux détours pour faire parler leurs sentiments ou ceux de leurs personnages, Leconte de Lisle et ses meilleurs disciples se sont privés d’un élément d’expression dont l’absence est pour eux la cause d’une continuelle torture ? Ils tournent et retournent leurs idées dans les limites de leur théorie comme en une prison trop étroite et, quoiqu’elle soit de pur ivoire, la tour sublime, derrière les parois de laquelle ils s’abritent, est une géhenne. De là le tourment de leurs pensées, le malaise de leurs phrases ; de là leur allure de ton réfrigéré. Par quel labyrinthe d’esprit Leconte de Lisle consent-il à se mouvoir pour arriver à dire qu’il a souffert d’amour ? S’il est trahi par une drôlesse et s’il éprouve le besoin de clamer sa souffrance, il n’en racontera pas le roman à la Muse, comme Musset, dont il n’a ni les langueurs, ni les délires, pas plus qu’il n’a, comme Lamartine, le ton délicieusement perlide de tendresse factice. La nature l’a privé de semblables grâces d’expression et ce n’est pas seulement à sa répugnance, mais plus encore à son impuissance, qu’il faut attribuer son habitude prise de parler des choses du cœur dans un lointain. Par un penchant commun à tous les auteurs, il s’est fait une rhétorique de son principal défaut ; car c’en est un d’employer une formule qui travestit le véritable caractère d’une œuvre et qui permet au lecteur de prendre un poème passionnel pour un poème philosophique. Donc, ayant à laisser entendre que sa maîtresse est une gueuse et qu’elle s’est jouée de lui, ne sachant point le dire droit et net, il rêve qu’il est mort, qu’il roule à travers l’incommensurable abîme, le Muet, l’Immobile, le Noir ; puis, après quinze vers de ce fantastique détour vers l’Infini du Vide, où la chair suppliciée s’enfonce et tournoie, brusquement, en un dernier vers, il jette le cri final par lequel un poète élégiaque eût certainement commencé :


Quelqu’un m’a dévoré le cœur. Je me souviens.