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différents ; puis, une fois affermi sur son terrain, il en appelle au témoignage transcendant de Victor Hugo :

— N’est-ce pas vrai que Turenne et Condé, servant l’étranger, opéraient un simple changement de maîtres ? L’idée généreuse et féconde du sol national n’éclate qu’avec les coalitions étrangères organisées contre le territoire de la République. Dumouriez est le premier traître à la patrie.

Un mouvement de tête permet à Marras de croire que ces prémisses sont admises. Il continue donc :

— De Dumouriez à Bazaine, cette idée de la patrie s’affine et se subtilise ; elle devient chatouilleuse, s’impose par de nouvelles exigences.

Alors, encouragé par une inclinaison de plus en plus expressive, il passe des militaires aux politiques, et, pour engager à fond Victor Hugo, lui fait honneur d’avoir compris supérieurement cette vérité de la morale relative selon les temps :

— Oui, maître, lorsque vous avez, dans votre Quatre-vingt-treize[1], si magnifiquement mis en lumière ce mot de Danton : « Je n’ai vendu que mon ventre. »

Et, le dodelinement s’étant accentué de manière à démontrer que le gain de la cause était assuré sans retour. Marras n’eut qu’à conclure victorieusement :

— Ainsi, maître, la probité, comme toutes les règles de morale, est bien une chose d’époque, et Mirabeau fut vraiment l’expression supérieure des vices et des qualités de son temps.

Ce disant, il fixe Mme Drouet, qui depuis quelques instants, collée sur le fauteuil, se raidissait en voyant venir la triomphante riposte ; puis il promena circulairement son regard de la famille Lucas jusqu’aux thuriféraires.

Ainsi Marras était, sous le toit de l’intransigeance par excellence, un des rares invités qui pussent

  1. Quatre-vingt-treize venait de paraître.