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deaux de mariages, d’établissements d’enfants, passait pour un des plus enviables et comptait parmi les moyens d’existence les plus légitimes. Étant la France, le Roi seul jugeait des services rendus au pays et les payait. Il fallut le souffle tout-puissant de la Convention pour balayer, en moins de trois ans, cette fiction morale consacrée par dix siècles de croyance en l’absolu de la Monarchie.

Lucas, qui n’était pas un sot, ne s’aventura pas à riposter. Comme tous les hommes présents, il se rendait compte de la valeur de l’argumentation, assez sérieuse pour être difficile à réfuter, et Marras allait bénéficier d’un premier succès oratoire, lorsque Mme Drouet, à laquelle il n’avait pas plu de prime abord, l’interrompit d’un ton raide par une de ces phrases grandiloquentes dont le panache était l’enseigne de la maison :

— La probité n’a pas d’époque.

Et Victor Hugo, reconnaissant la phrase comme sienne, la consacra par un mouvement de tête approbateur. Sur ce geste, personne n’osa plus remuer les lèvres et, seuls, les regards lancés par la famille Lucas et par les thuriféraires, avertirent Marras que, dans l’opinion de tous, il passait désormais au rang des hommes peu soucieux du point d’honneur et capables d’excuser, de justifier même l’avilissante bassesse des consciences soudoyées. Or, dans ce milieu d’intransigeance cocardière et de moralité paradoxale, Marras n’entendait pas rester sur cette imputation qu’il était « la canaille ». À la huitaine suivante, il revint et ne fit en rien paraître qu’il pensât à l’incident, mais, à la quinzaine, il profita de la présence des Lucas pour prendre sa revanche. Très habilement, par une pente insensible de circuits et de détours, il fait glisser la conversation vers les vues morales qui changent suivant les époques, les pays ou les degrés de civilisation, et qui, créant des courants particuliers, constituent aux consciences des droits et des devoirs très