Page:Calmettes - Leconte de Lisle et ses amis, 1902.djvu/153

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

piano, d’harmonie, nature d’ingénuité, candide artiste qui, par inexpérience des hommes, par incapacité de retenir une parole inopportune ou de juger à leur valeur les enjôleries intéressées, frôla la pauvreté durant quatre-vingt-quatre ans. Si Marras a vécu de médiocrité c’est qu’il n’a pas voulu sacrifier à l’argent ce que l’homme a de plus noble, le loisir intellectuel et la conscience morale, car il n’est pas de ceux qu’on dupe. D’esprit souple et subtil à deviner les ruses, il sait non seulement en prévenir le mauvais effet, mais encore le faire tourner à son profit. Avec une incroyable patience, il mène en sous-œuvre la contre-mine qui lui rendra l’avantage sur l’adversaire, et j’en puis citer cet exemple.

Présenté par Judith Gautier, Marras venait pour la première fois, à l’une des réceptions quotidiennes, chez Victor Hugo qui demeurait alors rue Pigalle. C’était, si j’ai bon souvenir, vers 1873. Dans le salon se trouvaient, entre autres familiers, Hippolyte Lucas avec sa femme et sa fille. Ce Lucas, peu connu de notre génération, bien qu’il eût du mérite, était un solennel à long nez et rédigeait le feuilleton littéraire du Siècle, journal d’opposition bénigne. S’adossant à la cheminée pour occuper une place de centre en rapport avec son importance, il discourait sur Mirabeau quand il eut à dire combien il avait été désillusionné d’apprendre par la publication des Lettres de La Marck que l’illustre orateur s’était mis à la solde de Louis XVI. Or, ce propos lui paraissant prêter avec avantage à la discussion, Marras crut entrevoir une occasion de prendre position. Il expliqua donc qu’au temps où Mirabeau vendait au Roi la grande éloquence, celui-ci n’avait pas encore cessé d’être le Père et pouvait sortir trois louis d’une poche sans que le fait de les recevoir fût une diminution pour personne, si même ce n’était une augmentation de prestige. En tout cas, le privilège de toucher l’argent royal sous forme de pensions, de dotations, de règlements des dettes, de ca-