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sa voix et son geste à s’infléchir, on sentait qu’il se ménageait mais ne désarmait pas. Leconte de Lisle l’appelait « la barre de fer ». Rigide et droite, ce n’est pas d’elle qu’il faut attendre le charme.

Quand il quitta Bordeaux, il vint demeurer avec son père, rue des Saint-Pères à Paris. Ayant accepté d’être comptable en attendant mieux et travaillant rue du Mail depuis neuf heures du matin jusqu’à six heures du soir, il courait avaler en hâte deux ou trois bouchées et retraversait Paris pour gagner la rue des Martyrs. À deux heures du matin, parfois à quatre ou cinq, après de virulentes polémiques d’art, il rentrait pour recommencer le lendemain.

C’est qu’il était armé d’un ressort prodigieux. Comme les Lapons, quoique né sous le ciel méridional, il pouvait manger pour ainsi dire indéfiniment ou rester des jours suivis sans manger. De même pour le sommeil, et lorsqu’après la Commune, qu’il avait servie selon ses convictions sans folie d’enthousiasme mais sans faiblesse, il fut, en Espagne, jeté dans un cachot par les autorités de Barcelone contre toute légalité[1], son extraordinaire endurance le sauva. Leconte de Lisle subissait presque malgré lui cette force physique et morale, qui se traduisait dans les causeries du soir par une rude autorité de parole.

Toutefois Marras, dont on aurait cru pouvoir attendre les plus fières entreprises, n’était pas né pour les réaliser. Sans doute il ne ressemblait pas à son père, compositeur, peintre, professeur de chant, de

  1. Pendant trois jours et trois nuits, Marras refusa toute nourriture et se promena dans sa cellule sans vouloir se coucher. Il s’était fait ce raisonnement que l’Espagne hésiterait à prendre vis-à-vis de l’Europe l’altitude de geôlière assassine ; elle risquait d’encourir la réprobation du monde si le bruit se répandait qu’elle eût réduit au désespoir un réfugié. Sur l’ordre du gouvernement espagnol, auquel le directeur de la prison en avait fait référer, et devant son apparente résolution de suicide, Marras fut relaxé.