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faisaient semblant d’écouter. De bonne foi, sous la suggestion des hommes et sans comprendre la beauté des poèmes, elles croyaient à la gloire de Leconte de Lisle, dont elles répétaient le nom. Qu’il le voulût ou non, elles furent son premier public sympathique.

Cependant les grands boulevards, placés tout à coup en une sorte de centre par le recul des fortifications, tendaient à devenir l’artère vitale où se portait la circulation active de Paris. L’attraction s’exerça sur les habitues des cabarets excentriques. Ceux de la brasserie firent un premier pas en rejoignant au café Mazarin, rue Drouot, le groupe formé par Camille Debans, Hébrard, le peintre Bénassit, de Schryver futur rédacteur en chef du Courrier français ; puis, le patron du Mazarin s’étant imaginé qu’il perdait sur les mazagrans versés à verres pleins et les ayant fait réduire aux deux tiers de verre, ce fut l’occasion d’une nouvelle émigration. Bouvet, ancien garçon de cuisine et père de neuf enfants, également fier de sa famille et de sa limonade, venait d’acheter sur le boulevard l’estaminet de Madrid, qu’il avait agrandi par l’adjonction d’une boutique voisine, celle d’un tailleur que n’avaient pas enrichi les afîaires. L’ancien estaminet se transformait presque en grand café ; les mazagrans devaient être servis ras bords et, le lendemain même de l’ouverture, le groupe des Martyrs et le groupe Bénassit réunis passèrent au Madrid, où se trouvait un noyau de vieux politiciens, qui depuis 1830 avaient bataillé contre la tyrannie. C’étaient Martin du Loiret, Godard, Genevray, fondateur du Journal des demoiselles. La proscription de 1851 les avait épargnés. Célibataires ou veufs, sollicités par le besoin de se créer une manière d’intérieur qui les sauvât de leur solitude, ils étaient arrivés là, tentés par l’apparence modeste de l’établissement ; puis, la transformation faite, ils ne le quittèrent pas et se contentèrent de se réfugier tout au fond à la place la moins en vue.