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fit son apparition avec un paletot à revers de fourrure (l’article n’était pas encore passé dans la fabrication courante des magasins de confection), il sembla d’une richesse inouïe. Les grisettes le proclamèrent même d’une recherche extravagante, bien que Léon Margue, en le présentant, eût pris soin de le déclarer à l’unisson littérairement.

Ainsi les pauvrettes, dont l’humeur était comme le cœur si facile, ne gênaient en rien l’essor intellectuel des habitués qui, près d’elles, demeuraient totalement occupés de leurs propres pensées ; et la brasserie des Martyrs était non seulement le salon de ceux qui n’en avaient pas, mais encore et surtout le four de chauffe cérébrale, le foyer d’incandescence pour la fusion des esprits. Eh bien, malgré la simplicité du lieu, malgré l’attirance de toute une jeunesse avec laquelle un maître soucieux de gloire pouvait être tenté d’entrer en communion, ce fut impossible de décider Leconte de Lisle à fréquenter la brasserie. Pourtant il ne s’y fût pas trouvé seul de son rang ; Théodore de Banville, Baudelaire, sans compter Mürger et d’autres pontifes des Lettres, venaient s’y vivifier au feu des ardeurs juvéniles ; mais il avait tellement l’horreur du rendez-vous public, de ce qui sent les promiscuités de l’amour, qu’il confondait, sans vouloir tenir compte des nuances, la grisette camarade avec l’exploiteuse d’hommes, avec l’article d’étalage et de vente, la fille. Sorte de virginité native, excès de pudeur instinctive qui révélaient en lui la structure trop délicate, l’effémination des énergies morales du mâle, que la vie surprendra sans forces aux heures où le caractère doit se montrer exempt de faiblesses ! Bien plus, il aurait souffert comme d’une profanation d’entendre redire par des lèvres au baiser dociles un seul de ses vers qui retentissaient dans cette brasserie de faubourg entre des odes de Banville ou de Baudelaire et les belles pièces d’Hugo, surtout celles des Châtiments. Les grisettes écoutaient, ou plutôt, stylées à l’admiration passive,