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manciers, poètes, peintres, sculpteurs, architectes, journalistes, rivalisaient d’exaltation pour l’art et pour les lettres ; les soirées de causeries étaient d’un intérêt si vivant, si prenant, que les fidèles redoutaient jusqu’à la place de théâtre qui les en aurait éloignés.

La brasserie était sise aux confins de Paris. Depuis le 16 juin 1859, les limites de la ville avaient été légalement reculées au delà de la chaussée des Martyrs[1] et de son mur de ronde ; mais, quoique la transtormation fût accomplie depuis le 1er janvier 1860, les mœurs créées par une longue habitude n’avaient pas encore eu le temps de se modifier. En un coin si proche de la barrière, tout était simple et bon marché ; les consommations coulaient six soux. Pour ce prix modéré, les causeurs assis, éclairés, chauffés et régalés, trouvaient encore la compagnie de grisettes aimant à vivre en contact avec les remueurs d’idées. Reflets de l’homme, ces grisettes, dont le type allait disparaître, en arrivaient à dédaigner ce qu’il dédaignait lui-même, et ce n’est pas sur le luxe qu’il portait sa fierté. Sans doute quelques-unes, entraînées par le courant des choses, changèrent de condition et descendirent au boulevard pour y faire tapage ou même y mener un train à carrosse ; mais, lorsque l’une de ces égarées réapparaissait en robe de soie, elle inspirait plus d’étonnement que de jalousie. Quant à celles que le flot montant des ineptes jouissances n’emportait pas (et c’étaient les plus nombreuses), telles on les avait eues, telles on les gardait dans leur fleur de simplicité. La plupart ne connaissaient pour ainsi dire pas le carrefour Drouot et restaient, combien de mois, sans traverser la chaussée du bas de la rue des Martyrs au chevet de l’église Notre-Dame-de-Lorette ; car elles étaient accoutumées à sortir en cheveux et se seraient trouvées

  1. Actuellement boulevard Rochechouart.