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passait pour s’exhaler principalement contre les choses et les gens auxquels il voulait marquer son plus violent dédain. Leconte de Lisle comprit si bien l’état de bassesse dans lequel quelques-uns de ses familiers le jugeaient embourbé ; la perception de sa défaveur sociale pour cause de pauvreté fut si nette, qu’il demeura muet sous le coup de cette brusque révélation. Ébloui par le mirage de ses rêves et ne fréquentant intellectuellement que les sommets, il vivait dans la confiance intime de planer très haut. Il fut atterré de se sentir placé si bas par ceux-là même qui le connaissaient le mieux et dont il attendait une certaine justice d’opinion. Il n’était pas entièrement aveugle sur son compte et savait bien que les moyens pratiques lui manqueraient longtemps encore pour se réhabiliter et faire violence à la renommée. Rien n’égalait sa maladresse à se faufiler dans les cuisines du journalisme afin d’obtenir des sauces de réclame. Il ne fréquentait aucune officine de célébrité. Marié, casanier, il ne parut jamais à la brasserie des Martyrs et c’est à peine s’il se montra deux ou trois fois au café de Madrid.

À la brasserie des Martyrs n’ont point uniquement passé des paralytiques généraux ou des phtisiques. Firmin Maillard, dans ses Derniers Bohèmes, peint la triste fin de tant de singuliers esprits qui la fréquentaient alors. Sans compter tous ceux dont la moelle ou les poumons se sont désagrégés, combien sont devenus fous, se sont tués d’une balle de pistolet, asphyxiés ou poignardés ! Un s’est jeté dans un puits ; plusieurs sont morts écrasés. Mais il ne faut pas s’en tenir à l’impression lugubre de ce tableau. Beaucoup aussi, parmi les anciens habitués, surtout parmi ceux qui succédèrent à la Bohème de Maillard, ont à peu près gardé la santé, et le souvenir de la brasserie des Martyrs leur est resté comme la réalisation d’un salon artistique et littéraire dont nos salons mondains ne sauraient donner qu’une idée bien affaiblie. Ro-