Page:Calmettes - Leconte de Lisle et ses amis, 1902.djvu/132

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ploitait à deux cents francs par mois, l’ancienne apprentie modiste, cabotine d’occasion et caissière intermittente d’estaminet, réapparaissait sur le plancher de l’Alcazar et, cette fois, mettait en délire tout Paris, auquel elle chantait les Canards tyroliens. Le prodigieux succès de la Femme à barbe et de Rien n'est sacré pour un sapeur se faisait pressentir. Le bon M. Foucque fut convaincu qu’il avait enfin découvert la solution. Il arrive chez Leconte de Lisle et, sur un ton de satisfaction avisée, lui dit :

— Mon cher, on peut toujours gagner de l’argent, quand on a du talent.

— Alors, c’est que je n’en ai pas, reprend Leconte de Lisle, en laissant errer sur ses lèvres le sourire mince qu’il savait rendre si finement moqueur.

— Comment ? nous t’admirons tous ; seulement…

— Seulement j’attends encore le succès.

— Ah ! mon cher, c’est qu’il ne vient pas sans qu’on y travaille. Pourquoi ne fais-tu pas des chansons pour Thérésa ?

Thérésa ! L’ignoble répertoire imbécile et malsain que la Cour se fit chanter en cachette aux Tuileries ! Lui Leconte de Lisle, si noble d’aspirations, lui qui, par horreur de tout ce qui n’est pas l’idéale pureté, s’était voué de toutes les forces de son âme à la souffrance sacrée ! Ses lèvres et son menton s’agitèrent d’un léger tremblement, signe ordinaire de son émotion. Sous le coup de la surprise, ses regards très lumineux, d’où se dégageaient de subtils effluves, tendaient à se désaccommoder ; l’un des yeux restait profond, vibrant ; l’autre prenait un air vague et comme de travers. La pensée semblait diverger, être absente. Leconte de Lisle ne put pendant un instant se défendre d’avoir cet air légèrement ahuri... Du trivial… du bas… des vers à dégoiser… des chansons à gueuler… Même de la part de Foucque, il ne s’attendait pas à tant d’innocente candeur. Puis, se ressaisissant, il pressentit que toutes ses explications