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de son communisme révolutionnaire, Leconte de Lisle languit dix ans dans les torpeurs de l’isolement. D’ailleurs il ne parlait pas volontiers de son séjour rue Cassette et si, par une surprise de conversation, il se trouvait induit à donner sur ce coin du quartier Saint-Sulpice des détails indiquant qu’il en avait la connaissance exacte, il s’arrêtait à temps pour ne pas laisser entendre qu’il l’eût habité. Sans doute redoutait-il pour lui-même le rappel de tant d’heures chagrines. Son unique fond de revenus avait consisté, pendant toute cette période douloureuse, en une Correspondance hebdomadaire qu’il adressait au principal journal de Saint-Denis-de-Bourbon et qui lui valait douze ou quinze cents francs. Très rarement il avait placé quelques pièces de vers dans les Revues, Revue des deux Mondes et Revue de Paris, et, s’il en était payé, cela n’ajoutait pas des sommes sérieuses à son budget.

Combien de fois, sous cette étreinte de la nécessité qui le retenait comme en géhenne dans un fond de cour sombre, ne dut-il pas évoquer son île tropicale, les joyeux soleils des naïves années et les bois natals, pleins d’arômes et de nids :


Ô fraîcheur des forêts, sérénité première,
Ô vents qui caressiez les feuillages chanteurs.
Fontaine aux flots heureux où jouait la lumière,
Éden épanoui sur les vertes hauteurs[1] !


que de larmes secrètes il a versées à votre douce ressouvenance ! Et près de la maison fréquentée des abeilles, avec quelle douloureuse rancœur il se rappelait


Les grappes de Letchis et les mangues vermeilles
Et l’oiseau bleu dans le maïs en floraison[2]


  1. La Fontaine aux lianes (Poèmes barbares).
  2. L’Illusion suprême (Poèmes tragiques).