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À cette époque Leconte de Lisle manifestait l’esprit hautain de sa race par la retraite et le dédain. Au dehors il fréquentait les poètes et se plaisait même à fleureter avec les poétesses ; mais, au dedans, il tenait sévèrement enfermée sa misère et si, dans les mauvais jours, aux dates fatales du terme, il dut se résigner à subir les complaisances forcées de son propriétaire, ce fut en leur opposant ses tons de morgue et sa dignité rogue. Quant à sa vie privée, sauf pour quelques rares élus, elle demeura murée. Je m’arrête devant la mur et tout ce qu’il m’est permis de dire, c’est ce qu’il appartenait au moindre locataire de constater dans la maison. Une jeune femme, svelte et jolie, sortait souvent pour les besoins du ménage et pour l’achat des provisions. Comme Leconte de Lisle était seul en nom, elle lui faisait expédier par les fournisseurs les extras qu’elle ne pouvait elle-même rapporter ; par suite d’une confusion facile à s’expliquer, les extras arrivaient quelquefois à l’adresse de Madame la Comtesse de Lisle, qui s’amusait fort de ce titre si peu d’accord avec la situation.

Cette cause de confusion fut également une cause de gêne pour les relations qui se firent rares. Sans doute les camarades littéraires, ceux qui savaient s’élever au-dessus des considérations secondaires, devaient rencontrer dans l’intimité de Leconte de Lisle un nouveau sujet d’attirance ; ils admiraient la charmante amie qui, sans souci du monde, avait accepté de partager la vie du poète pauvre, uniquement parce qu’il était triste et beau. Comment n’auraient-ils pas accordé leurs sympathies les plus franches à cette compagne des heures douloureuses, alors qu’ils la voyaient prendre bravement au foyer solitaire la place de femme aimante, dont la douce présence sourit au cœur de l’homme et le relève ? Et ceux qui, comme nous, honorent Leconte de Lisle non dans le sot éblouissement des vanités fragiles, mais dans la vérité de son être malheureux et superbe, pour le très noble exemple