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JOURNÉE I, SCÈNE I.

l’infante.

Non pas, Anne de Boleyn, embrassez-moi.

anne.

Vous me comblez d’honneur.

la reine.

Maintenant, Anne, celle qui s’avance pour vous embrasser c’est Marguerite Pole.

anne.

La renommée l’a proclamée la dixième Muse.

marguerite.

Je mériterais ce surnom s’il m’était permis de dérober à votre esprit ses grâces et à votre beauté son éclat[1].

pasquin.

Vous n’aimez pas, je le sais, madame, à me voir me mêler à la conversation ; mais, pour cette fois seulement, je vous demanderai la permission de parler. Souffrez donc, noble reine, que je dise quelques mots. L’occasion est magnifique, et si je ne pouvais pas dire ce qu’il me plaît, de quoi me servirait d’être fou ?

la reine.

Je n’ai rien contre toi, Pasquin. Mais une chose m’afflige, c’est de penser que tu as été autrefois un homme distingué par son esprit et sa science, et de te voir ainsi aujourd’hui, et content.

pasquin.

C’est pour cela que Dieu nous a donné à vous la sagesse et à moi la folie, et à ce propos voici un conte. — Il y avait à Londres un aveugle si aveugle, qu’en plein midi il ne voyait pas le corps de ceux avec qui il parlait. Or, par une belle nuit qu’il pleuvait à seaux et qu’il tombait des hallebardes, — comme une de ces nuits passées, — mon aveugle allait cheminant par les rues, en tenant à la main des pailles enflammées. Quelqu’un l’ayant rencontré et reconnu : « Qu’est ceci, l’ami ? lui dit-on ; si vous ne pouvez pas vous éclairer, pourquoi porter cette lumière ? » — À quoi mon aveugle : « Si moi je ne vois pas la lumière, celui qui vient la voit, et ainsi on ne risque pas de me heurter. Si ce flambeau ne me fait pas voir, il fait du moins que l’on me voit. » Moi, — pour appliquer le conte, — je suis l’aveugle ; et lorsque je vais donner contre vous, Dieu vous a laissé dans ce but le flambeau de l’entendement. Si je suis gai et que vous soyez triste, écartez-vous de mon chemin. Car moi j’éclaire avec mes folies… Et maintenant, madame, puisque l’occasion s’en présente, permettez, je vous prie, que je dise devant vous à la demoiselle de Boleyn, — selon ma science astrologique, — la destinée que le ciel lui prépare et la fin réservée à sa beauté.

marguerite.

Voilà encore sa folie.

  1. En créant ce personnage, Calderon aura voulu rendre un hommage indirect au cardinal Pole, qui plus tard réconcilia l’Angleterre avec le saint-siége.