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LES TROIS CHÂTIMENTS EN UN SEUL.

vicente.

Moi seul ici, je me tiens pacifiquement sans attaquer ni défendre. (À Urrèa.) Seigneur, levez-vous.

urrèa.

Fils ingrat, fils dénaturé, que le ciel l’écrase ! que ces épées, qui se sont levées à ma défense, soient autant de foudres sous lesquelles tu périsses ! et si elles réalisent mes vœux, le monde apprendra en le voyant mourir qu’une épée est aussi redoutable que la foudre, quand c’est la cause de Dieu !… Que cette main qui a profané mes cheveux blancs soit impuissante à soutenir un outrage dont le ciel n’est pas moins indigné que moi !… Que le maître du monde, en voyant mon affreux malheur et cette triste tragédie, te retire enfin et l’air que tu respires, et la terre qui te porte, et le jour qui t’éclaire !

vicente, à Urrèa.

Seigneur, prenez votre chapeau. Je vous mettrai votre manteau. Voici votre bâton.

urrèa.

À quoi me servirait un bâton ? c’est une épée qu’il me faudrait !… Mais non, donne : un outrage fait avec la main doit se venger à coups de bâton. Ce sera avec ce bâton que je me vengerai d’un fils dénaturé… Mais, hélas ! c’est un secours inutile, car si je veux le prendre à la main sans m’y appuyer, mes genoux fléchissent… Ô fortune cruelle ! ô rigoureux destin ! comment me pourrai-je venger, si l’instrument même qui doit me seconder m’avertit de la sorte que j’ai désormais besoin de le tenir sans cesse sur le sol, et d’en frapper la terre, comme pour me faire ouvrir la porte de mon tombeau !

vicente.

Calmez-vous, et voyez que tout le peuple s’est levé à votre défense.

urrèa.

Eh bien ! qu’ai-je encore à perdre !… Que tout le monde sache à présent que je suis un homme infâme, puisque celui à qui j’ai donné la vie m’a enlevé l’honneur… Oui, hommes, regardez-moi ; je suis cet infortuné que son propre fils a couvert d’ignominie ; et offensé par mon propre sang, c’est en le versant que je veux me venger… J’ai demandé justice au ciel, le juge suprême ; je vous la demande aussi à vous, et, de plus, je la demanderai au roi.

vicente.

Songez qu’on ne peut pas entrer ainsi dans le palais.

urrèa.

Ah ! si je pouvais, j’entrerais dans le ciel. (Appelant.) Roi don Pèdre d’Aragon, monarque chrétien que l’ignorant nomme cruel mais que le sage nomme le justicier…


Entrent LE ROI, DON MENDO et des Valets.
le roi.

Qui m’appelle ?