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L’ESPRIT FOLLET.

avec tant de vérité, que les acteurs du temps ordinaire, je ne parle pas de ceux du carême, en durent crever de dépit[1]. Et puisque pour une heure nous avons perdu le spectacle d’une fête si curieuse, il ne faut pas que nous soyons encore une heure à trouver une hôtellerie, car, vous le savez, si Abindarraez arrive trop tard, il faut qu’il passe la nuit à la belle étoile[2]. Je suis impatient de voir cet ami qui vous attend comme un galant à la mode, avec bon lit et bonne taille ; et je voudrais savoir d’où nous vient une telle fortune, car bien que nous ne soyons pas chacun un tournois, il n’en est pas moins beau de nous soutenir[3].

don manuel.

Don Juan de Tolède, mon cher Cosme, est l’homme du monde pour qui je professe la plus grande amitié ; et nous ferions lui et moi l’envie de tous ces couples d’amis que l’antiquité célèbre depuis tant de siècles. Nous avons étudié ensemble, et puis, laissant les lettres pour les armes, ensemble nous sommes allés à la guerre. Dans la campagne de Piémont, lorsque le duc de Féria eut bien voulu m’accorder une compagnie, je donnai ma bannière à don Juan ; et peu de temps après, à la suite d’un duel où il avait été assez grièvement blessé, je le recueillis et le soignai chez moi, dans mon appartement. Après Dieu, c’est à moi qu’il doit la vie. Je me tais sur d’autres services de moins d’importance… car entre gentilshommes, ce sont choses dont il ne faut point parler, et c’est pourquoi une docte académie a peint avec raison une dame riche et brillante qui en faisant un présent a le dos tourné, comme pour exprimer ainsi que le bienfaiteur ne doit pas voir, ou du moins doit oublier son propre bienfait. Bref, don Juan, plein d’amitié pour moi, et voyant que sa majesté daigne par un gouvernement récompenser mes services, et que je viens en passant à la cour[4], a voulu absolument, lui aussi, me donner l’hospitalité dans sa maison… Quoiqu’il m’ait écrit à Burgos tous les renseignements nécessaires sur la rue et la maison, je n’ai point voulu demeurer à cheval pour les demander aux passants ; et c’est pourquoi j’ai laissé à l’hôtellerie

  1. Voici le texte de ce passage très-difficile (du moins pour nous), et dans lequel se trouve cachée sans doute quelque plaisanterie que nous n’avons pu parvenir à comprendre :

    Y averla representado
    Amarilis, tan de veras,
    Que bolatin del Carnal
    (Si otros son de la Quaresma)
    Sacó mas de alguna vez
    Las manos en la cabeza.

  2. Cavalier maure de la famille des Abencerages, dont les amours sont célèbres en Espagne. Il vivait dans la seconde moitié du quinzième siècle.
  3. Ce jeu de mots est également dans l’original :

    Pues sin ser los dos torneos
    Oy à los dos nos sustenta.

  4. La cour (la corte), c’est-à-dire la capitale.