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LE PIRE N’EST PAS TOUJOURS CERTAIN.

don diègue.

Après un tel langage, il serait difficile de ne pas vous comprendre. Mais permettez-moi de vous répondre.

béatrix.

Parlez donc.

don carlos, à part.

Qu’est ceci, grand Dieu ! Ainsi don Diègue et Béatrix s’aimaient ! Mais n’ai-je pas assez de mes chagrins sans aller m’occuper de ceux des autres ? Écoutons. Ici, du moins, il n’y a pas de feinte… Béatrix n’aurait point parlé de ses secrets les plus chers si elle m’avait su caché près d’elle.

don diègue.

Je voudrais bien, Béatrix, pouvoir en ce moment me partager en deux pour remplir à la fois les obligations de cavalier et celles d’amant ; car elles se contrarient mutuellement, et je ne sais comment répondre avec des sentimens si opposés qui se combattent et divisent mon cœur. Si je veux vous parler comme amant, vous ne me croirez pas ; vous serez persuadée que ma tendresse cherchée vous abuser… Je vais donc vous parler purement et simplement comme cavalier, car enfin je suis noble avant d’être amoureux… De plus, Béalrix, je vous en supplie, imaginez-vous que ce n’est pas à vous que je pense ; oublions tous deux, moi mon amour, vous votre jalousie. Je ne veux que me souvenir de mon devoir, de mon honneur ; et de votre côté, veuillez supposer que c’est une autre personne qui m’a interrogé, et que c’est à une autre que je réponds.

don carlos, à part.

Voilà bien des précautions.

don diègue.

Me trouvant à Madrid, je vis Léonor, et sa beauté fit sur moi assez d’impression pour m’attirer nuit et jour dans la rue qu’elle habitait. Je vis, je regardai, je persistai, j’écrivis ; mais elle répondit à mes avances avec tant de hauteur, que ce n’était plus dédain, mais véritable mépris. Je me sentis blessé, j’eus peine à supporter qu’on ne m’accordât point ces légers égards que les femmes savent conserver même pour ceux dont elles rejettent l’hommage ; art charmant qui rend le dédain même agréable… Cet art, Léonor ne l’employa pas avec moi. Irrité de me voir ainsi repoussé, j’eus recours au moyen ordinaire, c’est-à-dire aux suivantes de ma dame ; et l’une d’elles, que j’avais mise dans mes intérêts par le don de quelque bijou, me dit que les mépris de Léonor venaient de ce qu’elle avait un autre amant. Alors j’éprouvai de la jalousie… Et ici, Béatrix, malgré la demande que je vous ai faite en commençant, je consens que ce soit vous-même qui m’écoutiez ; et j’espère que mon aveu ne me nuira point dans votre esprit ; car dans les rivalités d’amour, celui-là est infâme qui voit froidement qu’un autre possède ce qu’il n’a pu obtenir… La suivante ajouta que sa maîtresse